All Of Us Strangers Film britanno-américain d’Andrew Haigh (2023), avec Andrew Scott, Paul Mescal, Jamie Bell, Claire Foy, Carter John Grout, Ami Tredrea, Cameron Ashplant, Lincoln R. Beckett, Jack Cronin, Christian di Sciullo, Brian Alexander Dodd, Oliver Franks, Hussein Kutsi, Gsus Lopez… 1h45. Sortie le 14 février 2024.
Aux yeux du passé
Ça pourrait juste être une magnifique histoire d’amour. Celle de deux solitaires qu’un heureux hasard pousse à se rapprocher dans une résidence londonienne inoccupée. Et pourtant c’est bien davantage. Car l’un de ces protagonistes vit sous l’emprise d’un secret qui ne cesse de l’oppresser et de le tenailler. Il se voit enfant avec ses parents qui l’aimaient tant et souhaiterait retrouver le confort rassurant de ce cocon familial. Il n’en faut pas davantage au cinéaste britannique Andrew Haigh, dont le tact nous avait séduit sur des registres différents avec 45 ans (2015) et La route sauvage (2017), pour se livrer à une réflexion abyssale sur la destinée humaine confrontée à l’épreuve inexorable du temps et au sillage de souvenirs qu’il déverse derrière lui. Dès lors, la destinée de n’importe quel individu ne se peut concevoir qu’en fonction du monde qui l’entoure. Parce qu’il n’est qu’une poussière infime à l’échelle de l’éternité et que tout le monde a regretté un jour de ne pas pouvoir demander leur avis à ses parents sur ce qu’ils auraient fait à leur place. Qui n’a pas ressenti un jour cette sensation vertigineuse qui consisterait à avoir le même âge que ses parents, voire à être plus vieux, et à pouvoir partager avec eux des sentiments et des émotions qu’ils n’ont jamais pu éprouver ? Andrew Haigh tente ici de résoudre cette équation insoluble en confrontant un homme amoureux aux regrets qui l’assaillent et à cette homosexualité qu’il ne leur a jamais révélée et dont il se demande comment ils l’auraient accueillie. Peut-être parce qu’il s’en doute et que le silence aurait été préférable à un coming-out aux conséquences imprévisibles en un temps et dans un milieu conservateurs.
Invitation au rêve
Sans jamais nous connaître n’est pas qu’une simple histoire d’amour, mais la mise en abyme vertigineuse des sentiments dans un autre espace temporel. La téléportation de l’évolution des mœurs à une époque où elle était à peine concevable, en l’occurrence l’immersion de l’homosexualité à une époque où elle était encore réprimée par la loi. Un voyage sans retour vécu autant comme un asservissement que comme une libération. Andrew Haigh convoque au sujet de cette histoire immortelle des spectres qu’on croirait échappés de l’univers d’Henry James. Des fantômes du quotidien dont la présence devient obsessionnelle et rejoignent dans la mythologie cinématographique leurs cousins américains du fameux Ghost Story de David Lowery. Cette magie repose pour une bonne part sur la confrontation de deux acteurs qui atteignent des sommets de délicatesse : Andrew Scott, l’interprète irlandais de la série “Fleabag”, en fils éternel dont le bonheur serait parfait s’il pouvait le partager avec ses parents et Paul Mescal découvert il y a quelques mois dans le non moins poignant Aftersun. Au-delà de leur romance d’autant plus irréelle qu’elle débute de nuit dans une tour déserte qui semble accréditer la thèse selon laquelle les amoureux sont seuls au monde, la mise en scène investit petit à petit une autre dimension en mettant en vis-à-vis le présent et le passé, sans qu’on sache exactement où s’achève la réalité et où commence le rêve, même si ces deux époques donnent lieu à des traitements très distincts sur le plan visuel. Un peu comme si les photos jaunies d’un album de famille s’animaient par la seule puissance de notre regard. Ce beau film est de ceux qui imprègnent notre esprit insidieusement et nous invitent au rêve.
Jean-Philippe Guerand
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