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“L’empire” de Bruno Dumont



Film franco-germano-italo-belgo-portugais de Bruno Dumont (2023), avec Lyna Khoudri, Anamaria Vartolomei, Camille Cottin, Fabrice Luchini, Brandon Vlieghe, Julien Manier, Bernard Pruvost, Philippe Jore… 1h50. Sortie le 21 février 2024.



Camille Cottin



Une autre idée de la science-fiction


Bien malin qui aurait pu prédire en découvrant La vie de Jésus (1996) l’itinéraire en lacets que parcourrait son auteur. Bruno Dumont ne fait jamais rien comme tout le monde et a érigé l’art de se contredire en doctrine esthétique. Au fil de ses premiers opus, il se façonne une carapace d’ascète à la Robert Bresson à grands renforts d’interprètes non professionnels et de surgissements esthétiques. Jusqu’au jour où il semble faire table rase du passé en recrutant des acteurs de renom qui acceptent de ne plus “jouer” comme ils en ont l’habitude et de les confronter à des partenaires recrutés par ses soins. Pour les déstabiliser encore un peu plus. Ses mini-séries P’tit Quinquin (2014) et Coincoin et les z’inhumains (2018) achèvent de brouiller les cartes avec sa paire de gendarmes pittoresques que campent Bernard Pruvost et Philippe Jore, de retour ici. Avec L’empire, il produit une sorte de synthèse de son œuvre en s’adossant à une saga emblématique du cinéma contre lequel il affirme s’être construit : Hollywood. Il en retient les sabres laser et les vaisseaux spatiaux, mais les recycle à sa façon.



Fabrice Luchini



Fantasia chez les Ch’tis


L’épicentre du film se situe dans les plus exotiques des décors naturels, ceux qui servent de cadre à la plupart des œuvres du réalisateur : le Boulonnais et la Côte d’Opale. C’est là qu’un pêcheur prénommé Jony (l’étonnant Brandon Vieghe) couve le fruit de ses entrailles : un bébé blond aux yeux bleus qui s’avère être le Margat, une sorte de Messie en devenir confié à sa grand-mère qui ignore tout de son caractère sacré. Et puis, de temps à autre, des hommes du cru se rendent dans une forêt sur des chevaux de labour afin d’entrer en communication avec l’Empire qui les gouverne. Ce qu’ils ignorent, c’est que se cachent parmi la population des résistants au service d’une puissance adverse qui sont chargés de  débusquer ces envahisseurs et si possible de les empêcher de nuire. Le Space Opera selon Bruno Dumont ne ressemble évidemment à aucun autre. Le réalisateur ne se dérobe pas pour autant devant ses responsabilités. Il se concentre en fait en priorité sur le caractère humain de ses protagonistes à travers deux personnages féminins : Line, une midinette locale qu’incarne Lyna Khoudri, et Jane, une combattante infiltrée que campe Anamaria Vartolomei. Comme les deux visages d’une même et unique femme fatale dont certaines féministes contestent déjà l’image soumise, Adèle Haenel ayant décliné le rôle de Jane qu'elle jugeait trop “sexiste” avant d’abandonner purement et simplement le cinéma, sans nécessaire rapport de cause à effet.



Anamaria Vartolomei



Au-delà du Bien et du Mal


L’Empire distille à travers l’antagonisme viscéral de deux jolies filles envoûtées par un coq de village une réflexion qui se situe au-delà du Bien et du Mal, en traitant de la puissance conjuguée du cœur et de l’âme, mais aussi et surtout d’une certaine idée de la sainteté qui parcourt toute l’œuvre de Dumont, de L’humanité (1999) à Hors Satan (2011), en passant naturellement par les deux opus qu’il a consacrés à la figure mystique de Jeanne d’Arc. Il émane de celui-ci une fantaisie qui renvoie pour sa part à une autre facette de sa filmographie, notamment à travers la présence de Fabrice Luchini en Belzébuth (qui fait davantage du Luchini que du Dumont comme dans Ma loute) dont le palais mégalomane n’aurait sans doute déplu ni à Louis XIV ni à Louis II de Bavière, face à une Camille Cottin sous-employée en reine camouflée en mairesse dont le vaisseau spatial reproduit l’architecture monumentale d’une cathédrale, avec ses vitraux en guise de hublots. Le cinéaste donne là beaucoup de grain à moudre à ses exégètes sans jamais se défiler. L’Empire est un film jubilatoire qui ne ressemble à aucun autre, mais raccorde logiquement avec tous les précédents de son metteur en scène, en intégrant à sa manière les conventions en usage dans la science-fiction, dont une entité en forme de gelée noire qui tient autant de Darth Vador que du Blob et ses serviteurs humains à l’accent ch’ti dépassés par leur soumission à des puissances occultes qui ne les empêchent pas de vaquer à leurs tâches quotidiennes le plus naturellement du monde.

Jean-Philippe Guerand







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