Film franco-canado-belge de Xavier Legrand (2023), avec Marc-André Grondin, Yves Jacques, Anne-Elisabeth Bossé, Blandine Bury, Louis Champagne, Vincent Leclerc… 1h52. Sortie le 21 février 2024.
Tuer le passé pour jouir de l’avenir
Tout juste intronisé comme nouveau directeur artistique d’une grande maison de haute couture, Ellias doit se rendre au Québec où vient de mourir subitement son père avec qui il avait coupé les ponts depuis des années. Ce devoir de mémoire qu’il s’est juré d’accomplir sans affect va brutalement tourner au cauchemar quand il découvre un lourd secret dont le défunt n’a pas eu le temps d’effacer les traces. Au-delà d’accomplir un travail de deuil d’autant plus abstrait qu’il ne partage pas vraiment de souvenirs avec le défunt, cet homme promis au plus brillant avenir va se retrouver contraint d’errer seul dans un labyrinthe cauchemardesque. Ce film oppressant repose sur une rupture de ton comme le cinéma en ose peu. Le clinquant de la scène d’ouverture magistrale qui marque l’intronisation d’un grand couturier comme nouveau prodige de la mode annoncé à travers son premier défilé, filmé délibérément de façon spectaculaire avec une virtuosité technique appuyé, bascule ensuite vers ce voyage-surprise que doit accomplir le roi d’un jour au Québec pour régler ce qu’il pense être de pures formalités. Ce successeur l’est donc à deux sens du terme, mais doit affronter un passé qu’il a trop longtemps cru pouvoir évacuer afin de pouvoir s’épanouir en réalisant le destin qu’il s’est choisi grâce à un père de substitution : ce créateur de mode qui l’a adoubé comme son héritier au sein de ce cercle très fermé.
Voyage au bout de la nuit
Après avoir signé avec Jusqu’à la garde un film traumatisant sur les violences conjugales et valu le César de la meilleure actrice à Léa Drucker, Xavier Legrand transforme brillamment cet essai avec Le successeur dont le titre revêt un double sens. Le film s’ouvre par un défilé de mode cadré à la verticale qui séduit par une harmonie étudiée entre des couleurs stylisées, des mouvements réglés comme une chorégraphie et une partition percutante du compositeur de musique électronique Sebastian Akchoté. Une séquence spectaculaire avec laquelle tranche le calvaire du personnage campé par le comédien canadien Marc-André Grondin, peu à peu coupé du monde par l’héritage pour le moins traumatisant auquel il se trouve confronté malgré lui. Dès lors, il va se trouver contraint de faire face à des responsabilités qu’il ne soupçonnait pas, en s’enfermant dans la maison du mort et en tenant à distance ses voisins et ses amis qui sont pour lui des inconnus mais pourtant ses seuls liens avec ce père devenu si encombrant qu’il va devoir tuer symboliquement pour pouvoir vivre son propre destin. La mise en scène excelle à isoler cet homme embarqué dans un cauchemar dont l’horreur absolue va le submerger et sans doute le changer à jamais, alors même que son avenir professionnel laissait présager une consécration irrésistible. C’est par cette virtuosité avec laquelle il réussit à passer de la plus clinquante des Success Stories au plus sordide des faits divers que Legrand marque durablement son territoire et s’impose comme un virtuose du suspense.
Jean-Philippe Guerand
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