Film franco-canadien de Bertrand Bonello (2023), avec Léa Seydoux, George MacKay, Guslagie Malanda, Dasha Nekrasova, Martin Scali, Elina Löwensohn, Julia Faure, Kester Lovelace, Marta Hoskins, Félicien Pinot, Laurent Lacotte, Lukas Ionesco, Antoine Barraud… 2h26. Sortie le 7 février 2024.
George MacKay et Léa Seydoux
Le futur aux trousses
Il y a parfois des sujets qui se télescopent dans l’air du temps. L’été dernier, Patric Chiha livrait sa transposition personnelle de La bête dans la jungle dans une boîte de nuit berlinoise. C’est aujourd’hui Bertrand Bonello qui puise dans le texte énigmatique d’Henry James publié en 1903 l’inspiration futuriste de son nouveau film. C’est dire combien ce bref roman se prête aux élucubrations les plus folles. Un homme et une femme s’y retrouvent régulièrement sans pour autant vivre ensemble leur passion évidente, de peur qu’une menace hypothétique ne vienne s’abattre sur eux. Des auteurs aussi différents que Marguerite Duras et François Truffaut (dans La chambre verte) s’y sont frottés sans pour autant en percer le mystère. Bonello s’est lancé quant à lui dans ce projet dès 2017, avec la ferme intention de réunir à nouveau deux de ses interprètes de Saint Laurent (2014), Léa Seydoux et Gaspard Ulliel. La disparition de ce dernier et la pandémie de Covid-19 ont contraint le cinéaste à engager pour le remplacer l’acteur canadien George MacKay. La structure narrative qu’il a imaginée repose sur une série de flash-backs au fil desquels, dans un futur proche où règne une intelligence artificielle qui considère les émotions comme une menace, une femme part à la rencontre de son passé afin de purifier son ADN au contact de celui qui fut son grand amour et sous la menace d’une catastrophe imminente. Un voyage spatio-temporel vertigineux en 2044, c’est-à-dire demain, dont Bonello avait posé les bases dans son opus précédent, Coma, sur un mode plus expérimental. La bête se présente comme l’exaltation d’une époque qui croyait encore aux grands sentiments, par opposition à un monde faussement rassurant où tout est aseptisé mais où le hasard se trouve réduit à la portion congrue. Les codes de la science-fiction y sont transgressés par une vision du futur qui n’est ni post-apocalyptique ni surchargée par la technologie. Pas question pour Bonello d’inventer notre avenir, mais plutôt de creuser le passé et présent pour imaginer ce qui nous guette et nous menace.
Léa Seydoux et George MacKay
Menace occulte
Le cadre épuré de La bête ressemble à un décor de pub des années 80 pour une compagnie aérienne ou un parfum. Son ascèse chromatique et géométrique est pourtant le faux-semblant hyperréaliste et glaçant d’un piège oppressant où l’humain a été amputé de tout affect pour correspondre à l’harmonie d’un monde dont la perfection apparente peut aussi être perçue comme anxiogène. Prétexte à une histoire immortelle qui hante ses protagonistes parce qu’ils se sont dérobés l’un à l’autre pendant la grande crue de 1910 et que ce souvenir leur a laissé des regrets éternels. Bonello se risque à donner sa propre interprétation du postulat posé par Henry James, intervertit ses deux protagonistes en se concentrant sur le personnage qu’incarne Léa Seydoux, et entreprend de réécrire l’histoire à rebours en se concentrant au fil de trois époques sur l’un de ses thèmes de prédilection : la peur d’aimer. Un sentiment très fort qu’il confie à une comédienne dont il vante lui-même une certaine impénétrabilité qui fait que son visage est parfois impossible à déchiffrer, ce qui cadre idéalement avec cette époque où les humains sont priés de renoncer à ressentir leurs émotions et plus encore à les exprimer. Le tour de force de Bonello est de réussir à briser la glace de façon presque inconsciente. Résultat paradoxal : Léa Seydoux n’a peut-être jamais été aussi bouleversante que dans ce voyage au bout d’elle-même qui la confronte à la recherche d’un temps perdu et à autant d’hypothèses alternatives de vie. L’expérience se révèle vertigineuse d’intensité par ce qu’elle dit d’un meilleur des mondes désincarné qui ressemble en fait plutôt à notre pire cauchemar.
Jean-Philippe Guerand
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