Film franco-luxembourgo-taïwanais d’Abderrahmane Sissako (2023), avec Nina Melo, Han Chang, Wu Ke-xi, Michael Chang, Yu Pei-jen, Wei Huang, Emery Gahuranyi, Isabelle Kabano, Odo Marie, Franck Pycardhy, Cheikh Ahmed Kenkou… 1h50. Sortie le 28 février 2024.
Un exil exotique
Abderrahmane Sissako est un homme raisonnable qui ne filme que quand il en éprouve un véritable besoin. César 2015 du meilleur réalisateur pour Timbuktu, chronique impressionniste de l’impact du fondamentalisme religieux sur la vie quotidienne d’un village mauritanien, il revient neuf ans plus tard avec un film aux antipodes du précédent à tous les sens du terme. Entre-temps, il s’est associé avec le compositeur britannique Damon Albarn pour évoquer huit siècles d’histoire des Mandingues dans un opéra intitulé Le vol du boli (2020). Black Tea s’attache à l’exil d’une jeune Ivoirienne qui décide de dire non à l’homme qu’elle s’apprêtait à épouser et remet son avenir en question en émigrant à Canton où elle tombe amoureuse d’un négociant en thé plus âgé. Un sujet déroutant mais profondément romantique qui n’utilise son contexte géopolitique que comme une toile de fond accessoire. On y découvre la Chine sous un jour inédit, à travers une communauté en fait mal accueillie par les autochtones. Comme une sorte de terre ancestrale qui perpétue des traditions séculaires et où existe une diaspora africaine qui cultive ses traditions. Détail significatif, le film a été tourné à Taïwan et non en Chine populaire comme le souhaitait initialement le réalisateur qui y avait pourtant effectué plusieurs voyages préliminaires afin de juger de cette situation méconnue. La première surprise du film est de montrer cette contrée pour le moins controversée comme un pays de cocagne où le temps semble s’être arrêté et où le régime ne semble exercer aucune prise. Licence poétique ? En homme de bonne volonté, Sissako épouse le point de vue bienveillant de cette femme déracinée. Jusqu’au moment où le regard des autres devient un peu trop envahissant. Non seulement cet homme et cette femme affichent une grande différence d’âges, mais ils appartiennent à des ethnies étrangères qui font affleurer un racisme latent, l’homme n’ayant pas tout à fait réglé ses comptes avec son passé sentimental…
Un bonheur lointain
Sans être à proprement parler un film politique, Black Tea traite de la tolérance. C’est d’ailleurs le thème de prédilection d’Abderrahmane Sissako qui l’aborde cette fois dans un contexte un peu déconcertant dont on aurait pu imaginer qu’il en inverse le postulat. L’Afrique est en effet depuis quelques années un champ d’investigation où la Chine s’introduit de façon presque invisible : en achetant des espaces et en implantant des têtes de pont commerciales dont la population ne soupçonne pas toujours l’existence tant elle est discrète. Sissako a choisi de faire le voyage inverse, en abordant le déracinement d’un point de vue purement humain. Son film se situe en quelque sorte hors du temps et revient aux fondamentaux de l’amour. C’est une histoire simple et en même temps compliquée par tout ce qui sépare ses deux protagonistes. En fait, il faudra la dernière image pour qu’on comprenne le sens véritable de tout ce qui a précédé. Abderrahmane Sissako est comme ça : c’est un incorrigible rêveur qui s’obstine à toujours regarder en priorité la beauté du monde. Même quand il en dénonce les dysfonctionnements et leurs conséquences humaines. Alors quand il entreprend de nous parler d’amour, il ne fait rien comme tout le monde et part du principe au fond acceptable que les amoureux sont seuls au monde et que leur passion les rend insensibles à tout ce qui les entoure. Tel est le pari de ce film qu’il faut considérer comme un conte et qui raccorde avec le titre d’un autre opus de ce cinéaste dont la rareté fait le prix : En attendant le bonheur (2002). Quant à ses mystères, il faudrait sans doute plusieurs visions pour les dissiper et en détacher les différentes couches aglutinées les unes aux autres.
Jean-Philippe Guerand
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