20.000 especies de abejas Film espagnol d’Estibaliz Urresola Solaguren (2023), avec Sofia Otero, Patricia López Arnaiz, Ane Gabarain, Itziar Lazkano, Martxelo Rubio, Sara Cózar, Unax Hayden, Goize Blanco, Andere Garabieta, Miguel Garcès… 2h08. Sortie le 14 février 2024.
Sofia Otero
Ceci n’est pas mon corps
Le cinéma n’est jamais aussi pertinent que lorsqu’il tente de prendre le pouls de la société à un moment donné et tente d’en restituer un reflet fidèle en adoptant le recul nécessaire. C’est visiblement l’intention première du premier long métrage de fiction de la réalisatrice basque Estibaliz Urresola Solaguren. Un portrait de famille dans lequel détonne une gamine de 8 ans qu’on croit frondeuse mais qui s’avère en proie à un malaise face auquel les adultes se trouvent bien démunis, tant il leur semble étranger. Au fond d’elle-même, cette petite fille a l’intime conviction d’être en fait un garçon né dans le mauvais corps. On se souvient que cette problématique inversée a déjà inspiré à Sébastien Lifshitz un documentaire magnifique sur la dysphorie de genre, Petite fille (2020), dont le retentissement s’est révélé d’autant plus considérable qu’il a contribué à libérer la parole et a constitué en tant que tel un véritable phénomène de société, en battant un record d’audience sur Arte avec plus de trois millions de téléspectateurs. Des films de fiction comme Girl (2018) de Lukas Dhont et le trop méconnu Lola vers la mer (2019) de Laurent Micheli avaient amorcé le mouvement. 20 000 espèces d’abeilles aborde cette problématique de l’intérieur et du point de vue d’un enfant pour qui la sexualité n’est pas encore une question réglée… à tous les sens du terme, son corps étant encore en formation donc en devenir. Le film montre avec une insigne délicatesse les conséquences qu’implique une telle révélation au sein d’un cercle familial bousculé dans son identité même où se côtoient plusieurs générations et où l’ouverture d’esprit n’est pas nécessairement proportionnelle à la fameuse sagesse assignée à l’âge.
Sofia Otero et Ane Gabarain
Une affaire de famille
Estibaliz Urresola Solaguren prend soin de situer son film dans le cadre d’une famille bourgeoise bohème où la mère s’épanouit dans sa vie d’artiste et manifeste l’ouverture d’esprit qui va de pair. Jusqu’au moment où elle se trouve atteinte dans sa chair et contrainte en tant que telle à assumer ses responsabilités. Un dilemme que le film résout avec une infinie délicatesse en évitant tous les pièges inhérents à son sujet, à commencer par le sentimentalisme. L’émotion y est pourtant palpable et émane autant de la détresse de la mère désarçonnée par une situation qui la laisse impuissante qu’à l’enfant en proie à une situation qui lui assigne le rôle ingrat de vilain petit canard malgré elle. L’audace du scénario est de ne pas se limiter à un point de vue, comme il est de règle, mais de confronter celui de l’enfant au centre de l’attention avec celui de sa mère dont le regard est aussi celui de la réalisatrice. D’où la subtilité du traitement d’un sujet de société qui est ici traité le plus naturellement du monde à l’intérieur même du noyau familial qu’il remet en cause. D’où la métaphore des abeilles qui rend le film accessible à un jeune public, loin de le réserver à des spectateurs avertis. Le problème fondamental qu’il aborde concerne en effet moins les adultes que cette génération montante qui a décidé de transgresser un tabou en prêtant une attention particulière à une composante que ses aînés ont sans doute trop longtemps étouffée et qui incite aujourd’hui la Russie totalitaire de Vladimir Poutine à taxer cette révolution des mœurs significative de maturité… de perversité. C’est dire combien la délicatesse de ce film est précieuse, tant elle tord le cou à toutes les idées reçues. Il a en outre l’insigne avantage d’ouvrir un débat encore trop peu exposé qui contribue à cloisonner sinon à opposer les générations.
Jean-Philippe Guerand
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