Accéder au contenu principal

Wang Bing : L’œil du témoin

Wang Bing

© Jean-Pierre Cousin



Wang Bing est un cinéaste de la durée. Chacun de ses films constitue un nouveau défi pour lui qui y consacre des mois sinon des années mais aussi pour le spectateur qui doit s’adapter à son rythme si particulier. Une démarche qui fait écho à cette fameuse “Tentative d’épuisement d’un lieu” conceptualisée par l’écrivain Georges Perec et se rapproche dans sa démarche du travail de son glorieux aîné américain Frederick Wiseman. L’un et l’autre s’interdisent de commenter les images et les sons qu’ils enregistrent. C’est au public qu’il revient de les interpréter. Alors, bien sûr, la réalisation oriente notre regard, mais elle n’interfère pas pour autant avec notre libre-arbitre. Cette méthode particulière, le réalisateur chinois l’a mise au point et conceptualisée au fil du temps et d’une œuvre qui s’écoule comme un fleuve sauvage. Né en 1967 à Xi’an, la capitale de la province chinoise du Shaanxi, Wang Bing a étudié la photographie à l’académie des beaux-arts de Shenyang, puis à l’académie du film de Pékin avant de travailler de 1999 à 2003 à son premier film en tant que réalisateur : la fresque documentaire en trois parties et plus de neuf heures À l’ouest des rails qui lui vaut la Montgolfière d'or du documentaire au festival des Trois Continents de Nantes. Un projet suivi de Fengming, chronique d’une femme chinoise présenté à Cannes en 2007, Cai you ri ji (2008), L’homme sans nom (2009) et son premier long métrage de fiction, Le fossé (2010). Suivent Les trois sœurs du Yunnan, prix de la section Orrizonti de la Mostra de Venise et Montgolfière d’or du festival des Trois Continents 2012, À la folie (Montgolfière d'argent 2013), Ta’ang, un peuple en exil, entre Chine et Birmanie (2016), Argent amer, Madame Fang (Léopard d’or à Locarno en 2017) et Les âmes mortes (plus de huit heures en 2018). En 2023, il a présenté simultanément au Festival de Cannes deux nouveaux projets ancrés dans le réel. En compétition, Jeunesse (le printemps), le premier pan d’une trilogie fleuve filmée de 2014 à 2019, et en séance spéciale Man in Black, un témoignage d’une heure tourné en l’espace de trois jours de mai 2022 aux Bouffes du Nord et destiné à être diffusé sur Arte où un compositeur en exil évoque ce que fut la fameuse Révolution culturelle pour les intellectuels et les artistes chinois. Nous avons rencontré Wang Bing en mai 2023 à Paris.



Bande-annonce de Jeunesse (Le printemps) de Wang Bing



Que représente exactement ce projet fleuve intitulé Jeunesse ?

Jeunesse sera divisé en trois parties : Le printemps, qui est montré à Cannes, sera suivi d’Amer et Le retour. L’ensemble nécessite encore six mois de montage et comprend un travail considérable de sous-titrage pour un ensemble qui devrait représenter une durée de 9h40.


Vous considérez-vous davantage comme un documentariste ou comme un mémorialiste ?

J’ai choisi le documentaire pour ne pas être dépendant du contrôle de l’État chinois sur mes réalisations. Ça m’assure une plus grande liberté, mais je me considère avant tout comme un documentariste.


Jeunesse a été filmé de 2014 à 2019. Comment avez-vous géré cette durée atypique de tournage et comment vous-êtes-vous intégré parmi la communauté que vous avez filmée ?

J’ai débarqué dans cet univers qui m’était totalement inconnu sans présumer de ce qui pourrait se passer, mais j’ai fini par me familiariser avec cet endroit et ces gens. Le tournage m’a contraint à quitter Pékin pour aller m’installer dans un nouvel endroit qui se situe à une quarantaine de kilomètres des ateliers de confection dans lesquels j’ai tourné. La particularité de mon travail est que le tournage d’un documentaire nécessite d’autant plus de temps que les thèmes que j’aborde me mobilisent le plus souvent pendant plusieurs années. Là, il s’est agi de déménager dans la région de Shanghai qui se trouve au Sud-Est de la Chine, alors que je suis-moi-même originaire du Nord du pays. C’est d’autant moins anodin sur le plan du travail qu’au stade du quotidien et de mes rapports avec les gens. J’ai donc accumulé des années d’expérience qui m’ont permis de découvrir la véritable nature du Yangtsé qu’on surnommait naguère le Fleuve bleu, par opposition au Fleuve jaune dont la culture est totalement différente.


Quel a été le principal enseignement de ce film ?

Ce film étant très long et comportant trois parties, son thème principal est le Yangtsé dont j’avais envie de retranscrire la culture par l’image. La première partie se déroule dans le bourg de Jolli, mais dans les deux suivantes, je vais remonter le cours de ce fleuve afin d’aborder d’autres problématiques, qu’il s’agisse de la façon de penser ou de la perception de la vie des gens de cette région.


Le tournage des trois parties de Jeunesse a-t-il été séparé ou enchevêtré ?

En fait, cette structure s’est décidée au montage. À l’arrivée je me suis retrouvé confronté à 2 600 heures de rushes, mais comme j’en avais tourné moi-même l’essentiel, je n’ai pas eu besoin de visionner l’intégralité de ces images. Je m’en suis remis pour l’essentiel à ma mémoire et à ce que j’avais l’intention de montrer. J’avais déjà l’essentiel en tête.


Certains protagonistes se sont-ils imposés d’eux-mêmes plutôt que d’autres au moment du tournage ?

Si certains personnages donnent l’impression de ressortir plus que d’autres, c’est en partie dû au fait qu’à partir du moment où j’ai mis les pieds dans cet endroit, il y a eu un contact qui s’est établi avec certains et qui s’est affirmé ou infirmé au cours du tournage. Ce qui est sûr, c’est que j’ai filmé des personnages différents dans la continuité et que c’est à ce moment-là que les choix ont été établis.



Bande-annonce d’À la folie (2013) de Wang Bing



Jeunesse (Le printemps) renvoie une image surprenante de cette génération. Autant les garçons semblent immatures, autant les filles affirment des préoccupations d’adultes : se marier, avoir des enfants, etc. Avez-vous le sentiment que la société leur ait volé une partie de leur insouciance, en accélérant leur vieillissement ?

Bien sûr. On voit d’ailleurs bien qu’ils évoluent dans un tout petit espace dédié au travail de 8 heures du matin à 23 heures, avec deux pauses d’une heure pour manger. Ce qui représente donc plus de dix heures de travail par jour, avec non pas une journée de repos, mais une soirée par semaine, le dimanche à partir de 17 heures. Ils disposent donc d’un espace de liberté et de loisirs très restreint. Par ailleurs, hormis le fait que les filles sont généralement mûres plus jeunes que les garçons, il se trouve que la majorité de celles qui travaillent dans ces ateliers sont plus âgées que leurs collègues masculins. Enfin, la situation de séduction de ces garçons par rapport aux filles qu’ils essaient de courtiser les fait paraître encore plus immatures, dans la mesure où ils subissent et sont passifs, même s’ils essaient d’être moteurs.


Man in Black s’appuie sur un dispositif très particulier. Comment l’avez-vous mis au point ?

Au niveau de la structure et du mode de narration du film, nous en avons discuté avec Xilin Wang, mais c’est moi qui ai pris les décisions principales. L’ensemble constitue en outre un mélange d’improvisation corporelle ou au piano, avec aussi l’interprétation de morceaux existants. En revanche la partie chantée a été décidée par nous deux en amont.


Comment est née l’idée de filmer votre protagoniste de 86 ans dans le plus simple appareil au beau milieu d’un décor vide ?

C’était une idée que j’avais et que j’ai soumise par téléphone à Xilin Wang qui l’a acceptée immédiatement.


La bande son use d’une figure de style particulière, l’overlapping, qui consiste à faire se chevaucher plusieurs pistes sonores, quitte à ce que la musique en vienne à prendre l’ascendant sur les paroles que prononce Xilin Wang ? Pourquoi avez-vous adopté ce parti-pris ?

Ça s’est décidé au moment du montage. C’est en entendant son récit que m’est venu cette impression héritée du cinéma muet où, tout d’un coup, l’irruption d’un carton d’intertitre vient interrompre l’action.


Comment avez-vous envisagé le travail sur l’image avec Caroline Champetier ?

Quand nous avons évoqué ce projet avec Caroline, elle en a accepté le principe. Mais la pandémie de Covid-19 en a décidé autrement et nous avons repris ce projet quand j’ai pu revenir en France, en 2021. Bien sûr, le travail de préparation et de réflexion en amont et nous avons beaucoup discuté ensemble des idées qu’elle a eues concernant le style de l’image, la lumière et les mouvements de caméra. En revanche, au moment du tournage proprement dit, je ne suis pas intervenu et c’est elle qui a pris en charge intégralement ce poste. Concernant la caméra, je l’ai laissé la choisir, mais lui ai donné comme unique consigne la nécessité d’avoir la meilleure qualité d’image possible. Moi qui ai l’habitude de travailler avec des petites caméras numériques, je me suis trouvée confrontée à un véritable monstre.



Bande-annonce de Man in Black (2023) de Wang Bing



Man in Black pourrait-il être le premier portrait d’une collection en devenir sur la diaspora chinoise en exil ?

Je n’ai pas dans l’idée d’en faire une série, mais il est vrai que j’ai envisagé à un moment donné de tourner un film dans le 18e arrondissement de Paris qui se déroulerait pendant une nuit autour d’un personnage féminin et aurait pu constituer une sorte de pendant à Man in Black, sur un mode voisin. Mais j’ai été pris par Jeunesse et n’ai pas pu m’y consacrer, faute de temps et d’argent.


Quelle importance accordez-vous à votre double présence en sélection officielle au Festival de Cannes ?

C’est au moment précis où le Festival de Cannes 2022 se terminait que j’ai tourné Man in Black aux Bouffes du Nord en l’espace de trois jours. Mais autant ce projet s’est réalisé rapidement et facilement, autant Jeunesse apparaissait comme un projet lourd et imposant dont la complexité m’imposait une pression énorme qui ne se relâchera pas tant que les deux dernières parties ne seront pas achevées. Il m’a donc fallu m’accommoder simultanément de ces deux réalités dont les traitements étaient totalement opposés.


Pouvez-vous déjà vous projeter dans l’après Jeunesse ?

Il s’écoule généralement un laps de temps de plusieurs années entre le moment où je commence à envisager un projet et sa réalisation proprement dite. C’est au début du tournage de Jeunesse que j’ai commencé à réfléchir à un autre projet aux États-Unis qui serait un film de fiction consacré à la période 1956-1984 dont j’ai commencé à écrire le scénario.


Quel est le stade de la réalisation qui vous tient le plus à cœur et pourquoi ?

Il n’y a pas un seul élément qui me laisse indifférent dans la fabrication d’un film, y compris le temps de réflexion en amont qui précède le début de la production proprement dite. Le tournage et le montage constituent évidemment des étapes primordiales sans lesquelles il n’y aurait tout simplement pas de film.


Comment arrivez-vous à mener à bien simultanément plusieurs projets de nature et d’ampleur différentes ?

C’est sûr que ça bouillonne en permanence dans ma tête, mais j’arrive à mener plusieurs projets de front sans être schizophrène pour autant. Ça ne me dérange pas de passer d’un sujet à l’autre.



Bande-annonce d’À l’ouest des rails (2003) de Wang Bing



Vous sentez-vous des affinités particulières avec d’autres documentaristes ?

Quand j’ai débuté, je n’avais pas la moindre idée d’en quoi pouvait constituer le travail de documentariste, puisqu’à l’époque où j’ai fait mes études, le documentaire était un genre totalement délaissé en Chine. Ce n’est que quand j’ai abordé mon projet À l’Ouest des rails que j’ai vraiment commencé à me pencher sur le sujet. Du coup, j’y suis vraiment allé à l’instinct, car je n’avais pas la moindre référence dans ce domaine. Et puis, au moment où je me suis lancé dans le montage de mon film, j’ai visionné La Chine de Michelangelo Antonioni qui venait d’être réédité par les Archives du Film de Pékin. Comme je bloquais par rapport à la longueur de mon film, au fait de filmer des gens au travail et à tout ce qui était lié à la répétition, je subissais certaines pressions qui ont disparu après avoir vu le film d’Antonioni et m’ont détendu et mis en confiance en me confirmant qu’il fallait que je me laisse porter par mon instinct. J’ai aussi été influencé par le cinéma de Luchino Visconti et notamment ses mouvements de caméra et sa façon de filmer les gens, même si c’est de la fiction. Parmi les documentaristes, j’admire particulièrement l’œuvre de Frederick Wiseman que j’ai invité à voir mes films.


Acceptez-vous l’appellation de cinéma du réel vous concernant ?

Je parlerai davantage de cinéma direct. Avec Jeunesse, je suis plus que jamais dans l’acte de documenter le monde, les hommes et un lieu, dans l’espace et dans le temps. C’est cette volonté de témoigner de l’immédiat qui constitue la dynamique du film.


Jeunesse sortira-t-il en Chine ?

Je pense malheureusement qu’on ne lui en donnera pas l’autorisation, bien que le film n’ait rien de subversif. Quand je me retrouve avec une caméra à la main, je me demande souvent quelle est la raison première qui nous fait passer à l’acte. Et le seul mot sur lequel je n’éprouve aucune hésitation est le verbe “documenter”. Mais quand on se place à l’écart des instances traditionnelles, on s’exclut de fait de toute exploitation potentielle. Dès lors qu’on n’est pas passé par les instances officielles, on se place d’office en marge du système d’exploitation et de diffusion. Il y a quelque temps, on pouvait encore présenter un film à Cannes sans disposer d’un visa de censure et dans un second temps d’être diffusé en Chine. Aujourd’hui, ce n’est même plus la peine d’y penser…


Comment vos films ont-ils été diffusés en Chine et certains d’entre eux ont-ils suscité des polémiques ou des actes de censure ?

Aucun de mes films n’a bénéficié d’une distribution en Chine. À l’Ouest des rails n’a été vu que grâce à des DVD pirates. Mais dorénavant tous mes films sont visibles sur Internet.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand







Bande-annonce des Âmes mortes (2018) de Wang Bing

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract