Poor Things Film irlando-britanno-américain de Yórgos Lánthimos (2023), avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Dafoe, Ramy Youssef, Christopher Abbott, Suzy Bemba, Jerrod Carmichael, Kathryn Hunter, Vicki Pepperdine, Margaret Qualley, Hanna Schygulla, Damien Bonnard, John Locke, Wayne Brett… 2h21. Sortie le 17 janvier 2024.
Emma Stone et Mark Ruffalo
Yórgos Lánthimos a débarqué dans le cinéma avec un film résolument atypique : Canine (2009), la chronique d’une famille coupée du monde qui ignorait tout des codes sociaux. Ce jeune réalisateur faisait alors irruption dans le cinéma grec écrasé depuis des lustres par la figure tutélaire de Theo Angelopoulos qui ne laissait que des miettes à ses jeunes émules. Quinze ans plus tard, le vieux maître est mort et son compatriote s’est imposé comme un nouveau visionnaire au sein d’un cinéma mondial qui ne s’est jamais vraiment remis de la perte de Luis Buñuel et Federico Fellini. Tiré d’un roman d’Alasdair Gray et adapté par le scénariste oscarisé Tony McNamara, Pauvres créatures a obtenu une reconnaissance méritée en remportant le Lion d’or à la Mostra de Venise. Le réalisateur y croise de multiples influences et place délibérément cette histoire baroque sous le double parrainage du Frankenstein de Mary Shelley (dont Willem Dafoe incarne une résurrection ricanante) et d’un art gothique cher à Tim Burton, Terry Gilliam et Guillermo del Toro. Des références prestigieuses mais écrasantes que Lánthimos accommode à son propre imaginaire. Il y suit la folle destinée d’une femme rescapée de l’Au-Delà qui ressent un besoin irrésistible de découvrir le monde, sans manifester pour autant le moindre préjugé à l’égard de ses semblables. Mue par cet idéal d’égalité et de libération de la femme, elle va ainsi aller de l’avant avec détermination, mais sans préjugés, en compagnie d’un avocat dépravé.
Emma Stone
Certains films trouvent un écho particulier dans leur époque par les thématiques qu’ils brassent. Pauvres créatures en témoigne au même titre que les œuvres précédentes de Yórgos Lánthimos par le caractère conquérant de son personnage principal. En immersion dans le fameux “monde d’avant”, cette femme surgie de nulle part dont le cerveau a été comme remis à zéro et la mémoire effacée vit chaque rencontre et chaque événement comme une révélation et le plus souvent un émerveillement. Vierge de tout conditionnement, elle se comporte comme son instinct le lui commande et tranche ainsi avec les différents milieux qu’elle côtoie où tout est cadré et réglementé. Avec aussi cette illusion qu’elle réussira à faire évoluer favorablement ses interlocuteurs et contribuer à rendre les relations humaines plus justes et plus équitables. Une véritable croisade morale mue par un prosélytisme qui ne se revendique pas en tant que tel, mais trouve d’évidents échos dans le monde actuel et notamment le mouvement #MeToo. Le réalisateur privilégie toutefois les actes concrets aux déclarations ronflantes et s’en remet moins aux mots d’auteur qu’à la substantifique moëlle du cinéma : l’image et le son. Des décors aux costumes et des coiffures aux maquillages, il nous entraîne dans une autre dimension où les villes semblent conçues par des architectes qui n’ont cure des règles de leur art, mais engendrent une harmonie alternative en brisant les lignes. Un monde fou fou fou au hasard duquel l’égérie du cinéaste depuis La favorite (2018), Emma Stone, erre avec l’aplomb d’une Alice au pays des merveilles ouverte aux expériences les plus radicales.
Jean-Philippe Guerand
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