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“La zone d’intérêt” de Jonathan Glazer



The Zone of Interest Film américano-britanno-polonais de Jonathan Glazer (2023), avec Christian Friedel, Sandra Hüller, Johann Karthaus, Luis Noah Witte, Nele Ahrensmeier, Lilli Falk, Anastazja Drobniak, Cecylia Pękala, Kalman Wilson, Julia Polaczek, Imogen Kogge, Medusa Knopf, Stephanie Petrowitz, Maximilian Beck… 1h46. Sortie le 31 janvier 2024.





De l’art de cultiver son jardin


On a déjà beaucoup glosé sur ce film. Il convient toutefois de remonter huit mois en arrière, le jour de la projection officielle de La zone d’intérêt au Festival de Cannes d’où il est reparti avec le Grand Prix, à défaut d’une Palme espérée par beaucoup. Le moment où l’on figure parmi les premiers à découvrir un film est unique. En l’occurrence, l’ouverture de celui-ci est inoubliable. La salle s’éteint et les premiers accords d’une partition musicale oppressante se font entendre pendant quelques dizaines de seconde. Comme pour nous enfermer dans une bulle. Ce n’est qu’ensuite qu’apparaissent les premières images : celles d’une partie de campagne solaire au bord d’un cours d’eau dans lequel le beau temps donne envie de se baigner. Carte postale idyllique mais trompeuse. Cette scène bucolique se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale et cette famille est celle du commandant du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau, Rudolf Höss, personnage auquel Robert Merle avait consacré dès 1952 un livre au titre éloquent, “La mort est mon métier” (lui-même nourri des mémoires “Le commandant d'Auschwitz parle”), porté à l’écran un quart de siècle plus tard par le cinéaste allemand Theodor Kotulla. Un père de famille dépourvu d’états d’âme qui s’efforce de préserver coûte que coûte la quiétude des siens, sans jamais laisser son “activité professionnelle” empiéter sur ce bonheur parfait. Sa maison coquette jouxte pourtant immédiatement son “lieu de travail” dont elle n’est séparée que par un mur. Ce que raconte l’écrivain Martin Amis dans son roman La zone d’intérêt relève de ce qu’on a coutume d’appeler la banalisation du mal. Le réalisateur Jonathan Glazer met sur ses mots des images et des sons, en se contentant de suggérer le hors-champ, mais sans jamais chercher à attirer sur lui l’attention du spectateur, autrement que par des images fugitives de la fumée qui s’échappe des convois de déportés et des fours crématoires et aussi par un bruit sourd omniprésent, celui de la machine infernale qui ne pratique jamais de pause dans son entreprise d’extermination industrielle. Le Sound Designer et chef monteur son du film, Johnnie Burn, a d’ailleurs remporté judicieusement le Prix CST de l’artiste technicien à Cannes pour sa contribution hors du commun.



Christian Friedel



La banalisation du Mal


On se souvient du constat de Claude Lanzmann quant au fait que la représentation cinématographique de la Shoah était une affaire de morale qui ne pouvait se contenter de montrer pour démontrer. C’est ce qui explique le peu de films qui se sont frottés à ce défi. Dire l’indicible huit décennies après les faits est pourtant plus que jamais une nécessité, face au poison lent laissé par les Nazis et le soin qu’ils ont apporté à effacer les traces de ce meurtre de masse conçu par des comptables obsédés du rendement, mais aussi à la disparition inéluctable des derniers survivants du génocide. Jonathan Glazer a trouvé dans le livre de Martin Amis, disparu au moment précis de la projection cannoise, matière à un traitement exemplaire où il s’attarde sur la vie quotidienne d’une famille allemande modèle qui s’épanouit dans une sorte de paradis petit bourgeois, avec baignades joyeuses et anniversaire festif, alors que seulement quelques mètres la séparent de l’enfer qu’elle feint d’ignorer. L’explication de cette dureté au mal, on la trouve dans un autre fim clé, Le ruban blanc (2009) de Michael Haneke qui décrivait une génération en devenir de monstres à sang-froid conditionnés par une véritable banalisation du sadisme. L’habileté sémantique du film consiste à suggérer discrètement ce que ces gens-là refusent de regarder en se positionnant systématiquement à hauteur du sol, dans le jardin, le séjour et les pièces de vie, pour ne s’aventurer dans les chambres situées à l’étage (d’où le surplomb permettrait d’en voir davantage du camp mitoyen) que de nuit, lorsque les parents se retrouvent dans le lit conjugal pour se livrer à des jeux aussi pervers que puérils, protégés par les volets et l’obscurité du vacarme mitoyen.



Sandra Hüller



Éloge du hors-champ


Cinéaste rare à tous les sens du terme, le Britannique Jonathan Glazer ne signe là que son quatrième long métrage après Sexy Beast (2000), Birth (2004) et Under the Skin (2013). C’est dire combien il ne tourne jamais pour ne rien dire. Filmé parfois à dix caméras, La zone d’intérêt est une mécanique de précision d’une rigueur absolue dont chaque plan semble avoir été millimétré pour nous prendre dans un piège sensoriel. Tout commence et s’achève par quelques notes de musique oppressantes sur un fond noir, comme pour nous permettre d’entrer et de sortir de ce cauchemar en nous coupant du monde. Dès lors, ce film insidieux adopte une posture singulière qui consiste à se concentrer sur le hors-champ afin d’illustrer le fameux concept selon lequel il n’y a d’aveugles que ceux qui refusent de voir la réalité en face. Ce que décrypte la mise en scène plan après plan, c’est ce conformisme criminel institutionnalisé par Hitler qui a érigé des citoyens ordinaires en fonctionnaires zélés d’une entreprise d’extermination massive, en les déshumanisant au point d’en faire les simples rouages d’une mécanique diabolique, ce que met en perspective la dernière partie du film où Höss se trouve confronté aux conséquences de ses actes et s’échappe du groupe pour retrouver fugitivement sa conscience individuelle, dans une séquence suivie d’un “flash forward” à mi-chemin entre le réalisme et l’onirisme.






Voyage en bordure de l’Enfer


La zone d’intérêt le souligne par son titre qui désigne avec dérision l’endroit où nous sommes priés de porter notre regard pour ne pas avoir à affronter la tragédie qui se joue au-delà du mur. C’est avant tout la dénonciation de la culpabilité collective d’un peuple aveuglé par sa soumission et instrumentalisé par son endoctrinement qui a suivi comme un seul homme un dictateur devenu la résurrection du joueur de flûte de Hamelin pour entraîner son peuple vers l’abîme. Ce voyage à côté de l’enfer est un chef d’œuvre obsédant dans lequel le passé sert à éclairer le présent et à nous prévenir contre un avenir toujours possible. Il fait partie de ces constructions de l’esprit rarissimes dont chaque vision nous dévoile de nouveaux détails cachés et notamment ce que font mine de ne pas remarquer ses protagonistes, Höss ayant poussé sa conscience professionnelle jusqu’à dissimuler la teneur de ses activités à sa famille. Rarement, un acte aussi innocent que celui qui consiste à arroser des massifs de fleurs a frôlé à ce point l’abomination… Surtout lorsqu'on découvre l’engrais qui contribue à accroître leur vigueur naturelle. Le noir qui clôt le film répond à celui qui l’ouvre : c’est le tunnel mémoriel qui mène à l’indicible et au chaos. On a entendu çà et là des petits malins de la critique soucieux de se faire remarquer taxer ce film intègre de négationniste sous prétexte qu'il éviterait de montrer la vérité en face et donnerait ainsi du grain à moudre à ceux qui remettent en cause la réalité de l’Holocauste. Se rendent-ils seulement compte que ce film épouse le regard d'un bourreau qui évite de se trouver confronté aux victimes dont il a planifié le martyre en géomètre de l’horreur et ne fait qu’appliquer là la doctrine génocidaire nazie au pied de la lettre ? À commencer par édifier ses principaux camps d’extermination en Pologne pour avoir les mains moins sales et rejeter la faute sur ses ennemis occupés. Le révisionnisme, c’est bel et bien dans cette interprétation falsifiée qu’il se situe.

Jean-Philippe Guerand







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