Documentaire français de Gilles Perret (2023), avec Joseph Bertrand, André Bertrand, Jean Bertrand, Hélène Bertrand, Patrick Bertrand, Marc Bertrand, Alex Bertrand, Élodie Bertrand, Cécile Bertrand… 1h29. Sortie le 31 janvier 2024.
Le monde agricole n’apparaît plus qu’en pointillés dans le cinéma français, que ce soit récemment dans Petit paysan (2017) d’Hubert Charuel, Au nom de la terre (2019) d’Édouard Bergeon, La nuée (2020) de Just Philippot ou en filigrane de La voie royale de Frédéric Mermoud voire des Algues vertes de Pierre Jolivet. La ferme des Bertrand dresse une sorte d’état des lieux sur le registre documentaire d’une famille d’éleveurs savoyards que son réalisateur, Gilles Perret, avait déjà filmée à ses débuts, dans Trois frères pour une vie (1997), après avoir découvert un reportage réalisé par Marcel Trillat un quart de siècle plus tôt pour France 3. Il se livre cette fois à un exercice qui renvoie à un autre : les deux films en miroir tournés par son illustre aîné Georges Rouquier : Farrebique (1946) et Biquefarre (1983). Des témoignages d’autant plus précieux qu’ils reflètent la lente disparition de la condition agricole depuis la Seconde Guerre mondiale. Parce qu’il connaît bien ses sujets, le réalisateur a établi avec eux un lien de confiance qui nous évite d’avoir à apprivoiser ces gens qui s’accrochent à leur bétail au point de lui avoir tout sacrifié, à l’instar du doyen qu’on découvre à trois stades de son existence, au fond assez inchangé dans son dévouement à sa tribu, mais fier d’avoir transmis à ses héritiers des valeurs en voie de disparition où le travail a toujours représenté une priorité tant il fait corps avec la vie de famille de cette partie de la population devenue marginale chez qui c’était un honneur d’être paysan, quitte à vivre au rythme des saisons et à tirer un trait sur les vacances et autres objets de tentation conquis à la sueur et parfois au sang des luttes sociales.
La ferme des Bertrand fait écho à deux autres documentaires remarqués : Bovines (2011) d’Emmanuel Gras et Cow (2021) d’Andrea Arnold qui se concentraient davantage sur le bétail que sur celles et ceux qui l’accompagnent de la naissance au trépas. Complice engagé aux côtés de François Ruffin sur deux de ses films, J’veux du soleil ! (2019) et Debout les femmes ! (2021), Gilles Perret y décrit une tribu dont chaque génération a perpétué les valeurs et où l’ouverture sur le monde est toujours passée par la lecture et des échanges fréquents. Alors qu’ils vivent quasiment dans un espace clos, hormis pendant le temps des études où ils partent en quelque sorte à la rencontre d’un monde dont les coupera ensuite leur situation, ils ont su évoluer avec leur temps et s’adapter pour constituer une authentique dynastie, tout en intégrant les bouleversements extérieurs liés notamment au cahier des charges inhérent à l’appellation d’origine contrôlée, mais aussi la robotisation symbolisée par les machines à traire, les contraintes dictées par la nouvelle donne écologique et une conscience aiguë du réchauffement climatique, plus perceptible en montagne qu’en plaine. Avec en guise de repère rassurant André, l’aïeul qu’on suit à trois âges de son existence, comme une balise rassurante pour les siens. Car lui a connu un temps où manger à sa faim était un combat quotidien dont témoigne sa silhouette voûtée qui évoque symboliquement un peu celle d’Atlas portant le poids du monde. Tout un symbole ! Ce portrait de groupe chaleureux et vivant nous donne à entrer dans un monde dont le cinéma s’est peu à peu détourné et qui retrouve à travers ce documentaire chaleureux son importance vitale et surtout l’honneur qui lui est dû par nous autres, simples consommateurs ignares.
Jean-Philippe Guerand
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