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“Jeunesse (Le printemps)” de Wang Bing



Qingchun Documentaire franco-luxembourgo-néerlandais de Wang Bing (2023), 3h35. Sortie le 3 janvier 2024.





Coutumier des sagas documentaires fleuves, le réalisateur chinois Wang Bing a contribué à lever le voile sur l’activité industrielle de son pays à travers deux œuvres majeures : À l’ouest des rails (2003) et Les âmes mortes (2018). Des immersions de neuf et huit heures résultant de tournages de longue haleine qui décrivent des lieux professionnels sans que le cinéaste porte le moindre jugement sur les conditions de travail de ceux qu’il filme. Sa dialectique consiste à exposer des faits objectifs et à laisser le spectateur s’en emparer pour se faire sa propre idée de ce qui lui est montré. Une démarche qui a présidé à la gestation de son nouvel opus, Jeunesse, trilogie de près de dix heures tournée pendant cinq ans dans une ville de la région de Shanghai qui se consacre à l’activité textile à travers quelque dix-huit mille ateliers de confection parfois minuscules qui emploient environ trois cent mille saisonniers. Le réalisateur a écumé cette fourmilière au point d’entrer dans l’intimité de ces jeunes adultes qui constituent les forces vives d’une activité intensive totalement déconnectée des règles sociales les plus élémentaires à nos yeux d’Occidentaux. C’est en se fondant parmi cette génération soumise mais joyeuse où les filles semblent nettement plus mûres que les garçons que Wang Bing est parvenu à prendre le pouls non seulement d’une communauté qui vit en autarcie, mais d’une tranche d’âge qui n’a pas vraiment eu le temps de profiter de son insouciance avant de devenir partie prenante d’une machine économique implacable qui a hissé son pays au sommet de cette activité.





Difficile de ne pas penser à tous ces vêtements “made in China” proposés par les plus grandes enseignes en observant celles et ceux qui usent leurs plus belles années à les fabriquer. Au second degré, Jeunesse (Le printemps) apparaît comme un film politique audacieux qui met en évidence une organisation du travail digne des pires heures de la Révolution industrielle, sans durée légale ni avantages sociaux d’aucune sorte. Certes, ces jeunes gens paraissent insouciants et parfois même enthousiastes, mais ils sont également corvéables à merci et à ce point décérébrés qu’il ne leur vient jamais à l’idée de contester leur statut, sinon en bavardant et en s’amusant comme les adolescents qu’ils sont restés pour la plupart. C’est le prix à payer par leurs employeurs, parfois dans l’incapacité de les rémunérer, aussi bas puissent être leurs salaires, ce qui ne fait que contribuer à les rendre encore plus dépendants d’un système machiavélique qui les prend en charge au point de les traiter comme des détenus dans cette prison sans barreaux où le règlement des ouvriers rémunérés à la pièce afin de stimuler leur productivité n’intervient que deux fois par an. Significativement, le réalisateur parti à l’origine pour un tournage de six mois a passé plusieurs années dans ce labyrinthe en accumulant une matière considérable qui doit nourrir deux autres chapitres intitulés Amer et Le retour. Une immersion radicale dans l’arrière-boutique d’un “miracle économique” que les Chinois eux-mêmes n’auront évidemment pas l’autorisation de découvrir, mais qui s’adresse au reste du monde et devrait contribuer à infléchir nos réflexes consuméristes ou tout au moins nous donner à réfléchir.

Jean-Philippe Guerand





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