Film ukraino-français d’Ady Walter (2022), avec Moshe Lobel, Anisia Stasevich, Saul Rubinek, Petro Ninovskyi, Aleksandr Ivanov, Yurko Kritenko, Oleksandr Yeremenko, Antoine Millet, Oksana Zadorozhna, Daniel Kenigsberg, Valeria Shpak… 1h54. Sortie le 13 décembre 2023.
Il est des projets qui forcent l’admiration par leur audace et leur détermination. Tel est le cas du premier long métrage d’Ady Walter dont le dispositif constitue en soi un défi à une certaine pensée unique qui submerge peu à peu le cinéma. L’action se déroule le temps d’une journée de juin 1941 dans un petit village ukrainien frontalier de la Pologne, à la veille de la fameuse opération Barbarossa déclenchée par les hordes nazies pour envahir l’Union soviétique. Un jeune homme revient dans ce shtetl où il retrouve son père et attise par sa présence les différends qui opposent les laïcs et les religieux de cette communauté juive préservée des fracas du monde… Un huis clos à ciel ouvert perdu au cœur d’une forêt assume ses partis pris esthétiques : les protagonistes s’y expriment en yiddish, le présent y est filmé en noir et blanc ponctué de quelques rares échappées dans le passé en couleur, l’ensemble donnant l’impression d’être tourné en un unique plan séquence grâce à d’habile raccords et au fait que l’action se déroule en l’espace de vingt-quatre heures et que le film en dure moins de deux. Des précautions qui relèvent moins d’un tour de force que d’une nécessité dramaturgique assumée. La réalité a rattrapé entre-temps la fiction et donné à cette tragédie un double écho, d’abord à travers l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ensuite par les sursauts antisémites spectaculaires consécutifs au pogrom intenté le 7 octobre dernier par les terroristes du Hamas au Sud d’Israël.
Aleksandr Ivanov, Anisia Stasevich et Moshe Lobel
Shttl décrit la fin d’une époque qui pourrait être paisible, à travers l’opposition frontale de deux conceptions du judaïsme : celle des anciens qui prônent la préservation de leurs traditions et celle de la nouvelle génération favorable à davantage d’assimilation, à l’instar de ce fils prodigue (Moshe Lebel, une révélation) dont le retour provoque un véritable séisme au sein de sa communauté, ne serait-ce que parce qu’il peut témoigner de ce qu’il a vu et vécu au cours de son séjour dans le monde extérieur. Symboliquement, il a choisi de travailler dans un domaine lui-même en décalage assumé avec la réalité : le cinéma. L’occasion pour Ady Walter de se référer à deux maîtres ukrainiens du septième art : Marc Donskoï (1901-1981) et Alexandre Dovjenko (1894-1956). Bien que ponctué de quelques moments de pure virtuosité, son film ne leur emprunte que le caractère élégiaque qu’il attribue à la nature omniprésente et notamment à ces arbres qui jouent un rôle protecteur et sur les troncs desquels les autochtones gravent des mots pour défier le temps. Un environnement qui évoque aussi le cadre de certains contes de fées et souligne l’isolement illusoire de ce microcosme jusqu’alors à l’écart du bruit et de la fureur de la Seconde Guerre mondiale, au moment même où la Solution Finale est déjà en marche. Ce film magistral réussit la gageure de porter un regard singulier sur l’une des périodes de l’histoire les plus souvent traitées. Contre l’oubli.
Jean-Philippe Guerand
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