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“Saltburn” d’Emerald Fennell



Film américain d’Emerald Fennell (2023), avec Barry Keoghan, Jacob Elordi, Rosamund Pike, Archie Madekwe, Richard E. Grant, Carey Mulligan, Reece Shearsmith, Lolly Adefope, Alison Oliver, Paul Rhys, Sadie Soverall, Aleah Aberdeen, Michelle Thomas, Millie Kent… 2h07. Mise en ligne sur Amazon Prime Video le 22 décembre 2023.



Alison Oliver, Jacob Elordi et Barry Keoghan



Un étudiant d’Oxford maladroit et effacé attire la sympathie d’un camarade fortuné qui l’invite à venir passer l’été dans le château familial de Saltburn. Au contact de ces aristocrates fantasques mais accueillants, le jeune plébéien s’affranchit et prend goût à cette nouvelle vie qu’il va contribuer à faire voler en éclats… On reconnaîtra dans le postulat de ce film un sujet qui évoque à la fois le subversif Théorème (1968) de Pier Paolo Pasolini et son thème de l’étranger par qui le scandale arrive, mais aussi certains films du réalisateur américain Joseph Losey écrits par le dramaturge anglais Harold Pinter. Remarquée pour son premier film, Promising Young Woman, une charge virulente contre le harcèlement qui lui avait valu un Oscar mérité du meilleur scénario en 2021, Emerald Fennell s’attaque cette fois à la lutte des classes dans le cadre d’une Grande-Bretagne empêtrée dans un système féodal d’un autre âge. Ce monde qui peut prêter à rêver dans une série comme Downton Abbey ou certains films de James Ivory apparaît ici figé et passablement hors du temps. Le moindre événement de la vie quotidienne y fait l’objet d’un cérémonial immuable dont le plus sûr garant est le maître d’hôtel qui rassure ses maîtres par son expérience du savoir-vivre. C’est dans cet univers guindé que débarque un garçon secret qui s’affirme coupé des siens et par extension disposé à intégrer une famille de substitution.



Jacob Elordi



Saltburn est une comédie de caractères qui dérive petit à petit vers le tableau de mœurs dans une sorte de descente aux enfers irrépressible. L’étudiant campé par Barry Keoghan, acteur irlandais couronné du Bafta du meilleur second rôle masculin pour Les Banshees d’Inisherin, s’insinue dans ce milieu grâce à sa banalité faussement rassurante et séduit un à un chacun des membres de ce clan en vase clos, bien peu habitué à frayer avec des étrangers. Le fils campé par Jacob Elordi (qui incarne Elvis Presley dans le Priscilla de Sofia Coppola) n’est pour sa part qu’un intermédiaire entre cet intrus trop poli pour être tout à fait honnête et le couple de parents extravagants formé par Rosamund Pike et Richard E. Grant, l’amie dépressive qu’incarne Carey Mulligan (qui tenait le rôle-titre de Promising Young Woman) et la fille sous influence interprétée par Alison Oliver. Des riches décadents qui boivent davantage que de raison, sniffent des rails de coke par pur conformisme et se montrent réceptifs aux plaisirs interdits et aux parasites dès lors qu’il s’agit d’égayer leur ennui quotidien. Emerald Fennell brosse un tableau au vitriol de ce monde en voie d’extinction, à l’orée d’un troisième millénaire encore vierge de téléphones mobiles et de réseaux sociaux. Chronique de la mort annoncée d’une caste condamnée qui subit ici à peu près tous les outrages sans manifester la moindre résistance, victime consentante d’une étiquette qui lui colle tellement à la peau qu’elle en est arrivée à se retrouver otage de ses domestiques, seuls capables d’assurer la pérennité d’un protocole aussi désuet qu’indéchiffrable.

Jean-Philippe Guerand







Rosamund Pike

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