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Trần Anh Hùng : L’empereur des sens

Trần Anh Hùng

© Jean-Philippe Guerand



Caméra d’or et Prix de la jeunesse au Festival de Cannes 1993 pour L’odeur de la papaye verte, qui lui a également valu le César de la première œuvre, le réalisateur d’origine vietnamienne a obtenu cette année sur la Croisette pour La passion de Dodin Bouffant le prestigieux prix de la mise en scène, une récompense décernée le plus souvent à d’anciens lauréats de la Palme d’or dont ce trophée représente en quelque sorte le bâton de maréchal. Un film qui se regarde et s’écoute, mais aussi se hume et se savoure, à l’image des mets fins et des préparations culinaires sophistiquées dont nous gratifie le réalisateur, en collaboration étroite avec le grand chef Pierre Gagnaire. Un tour de force rehaussé en outre par l’alchimie miraculeuse du couple formé par Juliette Binoche et Benoît Magimel dont la complicité doit de toute évidence beaucoup à quelques années partagées après leur rencontre sur Les enfants du siècle (1999) de Diane Kurys où elle incarnait George Sand et lui Alfred de Musset. Ils sont aujourd’hui les interprètes idéaux d’un gastronome de légende et de sa cuisinière qui régalent leurs hôtes de plats d’une audace et d’un raffinement sans pareil, en veillant à transmettre leurs secrets de fabrication à la postérité par l’intermédiaire d’une enfant prodige choisie à cet effet. Avec seulement sept films en trente ans, Trần Anh Hùng est un cinéaste rare, au propre comme au figuré, qui peut déjà se targuer d’avoir obtenu un Lion d’or à Venise pour Cyclo, en 1995, puis le prix de la Fipresci à Istanbul en 2011 pour La ballade de l’impossible, l’adaptation subtile d’un roman de l’écrivain japonais minimaliste Haruki Murakami. Une œuvre dévouée intégralement aux multiples facettes de l’empire des sens dont le dernier opus en date représentera la France dans la course à l’Oscar du meilleur film international.



Bande-annonce de La passion de Dodin Bouffant



Comment avez-vous été amené à réaliser La passion de Dodin Bouffant ?

Je cherchais depuis à peu près vingt ans un sujet sur la nourriture, probablement lié au fait que beaucoup de réalisateurs ont envie de consacrer un film à une discipline artistique. J’ai opté pour la gastronomie parce que c’est quelque chose qui me touche quotidiennement et qui est lié à mon enfance. Quand j’étais petit, mes parents étaient ouvriers et il n’y avait réellement rien de beau autour de moi, à l’exception de la cuisine de ma mère, depuis le moment où elle rentrait du marché et où elle rapportait des produits à la maison. Je me souviens de la couleur verte des crevettes vivantes dans les sacs en plastique. Ce sont des images de la sorte qui m’ont marqué. J’ai cherché pendant longtemps un sujet et j’en ai croisés pas mal qui n’ont pas abouti, en particulier un livre d’un Américain intitulé “Eat” ou en français “Chaud brûlant” de Bill Buford [Christian Bourgois Éditeur, 2007], un journaliste du “New Yorker” consacré à une cuisine trois étoiles de New York. Mais ça ne s’est pas fait. Je suis alors tombé sur un livre sur Dodin Bouffant écrit dans les années 1920 dont l’histoire m’a paru très démodée, mais qui comportait des pages extraordinaires sur la cuisine et la façon d’en parler. J’ai donc décidé de l’adapter très librement en racontant l’histoire qui se déroule avant même le livre.


Votre film repose sur deux niveaux de mise en scène : d’un côté la nourriture, de l’autre l’intrigue proprement dite. Comment les avez-vous imbriqués ?

Tout s’est fait dans un seul et même mouvement. Dans la mesure où je considère que le cinéma est l’art de l’incarnation, c’est-à-dire des idées mises dans le corps des acteurs, avec une importance particulière accordée à la présence charnelle par la peau et les mouvements de leurs corps à l’écran. Et comme il s’agit vraiment d’un film sur la sensualité, tout cela participait au même désir de cinéma. C’était donc en réalité une histoire de dispositif très complexe, de déplacements d’acteurs qui incarnent des hommes et des femmes au travail dans la cuisine, le tout combiné avec des mouvements de caméra assez sophistiqués, pour produire une sensation de sensualité et aussi créer un élan cinématographique. C’était ce que je recherchais. Que ce soit l’intrigue liée à la gastronomie ou cette histoire d’amour entre Dodin et Eugénie, qui est moins un amour passionnel qu’une relation de nature conjugale entre deux êtres d’un certain âge qui dure dans le temps.


Dans quelles circonstances avez-vous tourné ce qui concerne le cérémonial de la cuisine ?

J’ai commencé par les scènes de nourriture, pour la simple raison qu’elles étaient extrêmement difficiles à réaliser. C’est une véritable chorégraphie, même si j’ai plutôt parlé à l’équipe de poursuites de voitures comme on en voit dans certains films d’action. Ces séquences étaient particulièrement complexes à mettre en place, mais on a tout tourné avant les séquences plus intimes entre les deux personnages.


Quelles étaient vos références en ce qui concerne le cinéma gastronomique ?

Je n’en avais aucune. Mon intention était de réaliser un film qui se démarque de tout ce que j’ai pu voir sur la nourriture au cinéma. Pour me lancer un défi à moi-même, je me suis dit que j’allais rendre le travail plus difficile pour le prochain réalisateur qui voudrait consacrer un film à ce thème.





La sensualité se trouve depuis toujours au cœur de votre cinéma. Quelle est son importance à vos yeux ?

C’est quelque chose que j’accepte volontiers, parce que c’est vraiment une recherche chez moi. C’est pour ça que j’ai recours à des mouvements de caméra complexes combinés avec les gestes des acteurs. Tout cela est destiné à montrer des corps en déplacement. Il faut extirper de la grâce des acteurs. C’est quelque chose qui me tient à cœur. Et aussi la présence de leur peau, de leurs visages sur l’écran. J’ai un grand amour pour cela parce que je souhaite toujours que le spectateur ait envie de mordre dans leurs lèvres.


Votre cinéma étant avant tout sensuel et sensoriel, pourquoi n’avez-vous jamais tourné en 3D ?

Ce n’est pas une technique qui me touche. J’aime bien le fait que ce soit en 2D et que l’image soit plate et qu’elle soit plus liée à la photographie et à la peinture parce que j’y trouve un meilleur sens de l’interprétation qu’en volume.


Le film joue sur un atout majeur : le couple Juliette Binoche-Benoît Magimel qui en a été vraiment un dans la vie pendant quelques années. Comment avez-vous exploité cette complicité ?

Je ne l’ai pas du tout abordé de cette manière au départ. Il y avait là aussi de quoi m’inquiéter, car ils n’avaient pas tourné de film ensemble depuis vingt ans. Peut-être parce qu’ils ne le désiraient pas… Donc c’était un peu effrayant pour moi de le réunir, mais je n’imaginais personne d’autre. Juliette, parce qu’il y a longtemps qu’on s’était promis de faire un film ensemble et celui-ci était le bon par rapport à son âge, et Benoît parce que je n’imaginais pas un autre corps que le sien, car il possède cet embonpoint, cette fragilité et ce côté féminin. C’était à mes yeux quelqu’un de terriblement sensible qui pouvait correspondre au personnage de Dodin.


Comment avez-vous géré au quotidien les relations de vos interprètes pour nourrir celle de leurs personnages ?

Le premier jour de tournage a quand même été un peu chaud, mais comme ce sont de grands professionnels et aussi d’immenses acteurs, très vite, ils ont évité de me faire porter quoi que ce soit et j’étais au spectacle tous les jours, ce qui était magnifique !



Benoît Magimel et Juliette Binoche

dans La passion de Dodin Bouffant



L’un des thèmes de votre film est la transmission. Comment avez-vous développé cet aspect ?

Il fallait l’aborder d’une manière extrêmement délicate, en filigrane : faire apparaître une petite fille au début, la faire disparaître pendant longtemps, pour qu’elle ne revienne que pour signifier quelque chose de très fort, c’est qu’après la mort d‘Eugénie, Dodin a perdu goût à la vie et refuse tout, à commencer par une nouvelle cuisinière. Et c’est seulement parce que les parents viennent rappeler la parole qu’il a donnée à Pauline de la former qu’il est obligé de revenir à la vie parce qu’en tant qu’être humain, il ne peut pas laisser souffrir une petite fille. Il doit donc se réconcilier avec la vie en choisissant une cuisinière pour pouvoir la former. Donc la transmission possède ici aussi un pouvoir guérisseur par rapport à Dodin.


Pour La passion de Dodin Bouffant, vous avez collaboré avec le grand chef Pierre Gagnaire. De quelle façon s’est organisée votre travail en commun ?

Pierre est un homme formidable. La première étape a constitué en l’écriture du scénario pour laquelle j’ai collaboré avec Patrick Rambaud qui est historien de la gastronomie. Nous avons travaillé sur l’époque pour ne pas commettre de fautes et c’est avec lui que j’ai élaboré le menu pour l’ensemble du film. Ensuite est arrivée la période de la préparation du film proprement dite au cours de laquelle j’ai rencontré Pierre Gagnaire afin qu’il revoie tout cela et définisse ce qui était possible, ce qu’il connaissait et ce qui ne l’était pas. Après cela, Pierre a cuisiné pour moi dans son restaurant de la rue Balzac, à Paris, tous les plats que nous avions retenus, afin que je puisse prendre conscience de la complexité de ce cérémonial en anticipant et en imaginant comment je pourrais le filmer. Par la suite, pendant le tournage, Pierre nous a laissé un de ses collaborateurs avec qui il a travaillé pendant quarante ans, Michel Nave, qui a appliqué toutes ses directives sur le plateau.


Y a-t-il des plats qui se sont avérés plus particulièrement difficiles à filmer ?

Non, parce que j’ai compris très vite que je devais filmer la nourriture de manière très différente de tout ce que j’ai pu voir. Il n’était pas question de tourner des plans esthétisants de la nourriture comme il est d’usage dans les émissions culinaires. Donc c’était plus lié à cette idée de transformation de la matière par des hommes et des femmes qui travaillent autour de ça. Ce qui implique que tout était en mouvement et assez équivalent pour moi en termes de filmage, alors que pour les acteurs, la différence est considérable. Par exemple, pour Dodin, couper le vol-au-vent devenait un acte extrêmement risqué, car tout pouvait s’écrouler ou s’aplatir et devenir catastrophique à chaque fois. Mais Benoît s’en est tiré magnifiquement.


Plus prosaïquement, comment fait-on pour filmer des plats fumants et bouillants ?

Ça, c’est quelque chose d’extrêmement difficile, parce que le décor de la cuisine était évidemment reconstitué, avec ce piano, c’est-à-dire cette cuisinière dotée d’un four non opérationnel et de cinq feux, dont seulement deux fonctionnaient. On disposait donc en plus d’une cuisine portative qui circulait à travers le décor. pendant que je filmais une action où l’on ne voyait pas le four, l’assistant sortait le plat d’un four moderne pour le mettre dans celui du film, ce qui permettait à l’acteur de le sortir ensuite fumant comme s’il y avait cuit, la graisse bouillante à l’appui. C’était très complexe !


Le prix de la mise en scène que vous avez obtenu à Cannes est généralement décerné à d’anciens lauréats de la Palme d’or dont c’est en quelque sorte le bâton de maréchal. Comment avez-vous perçu cette consécration qui va à l’essentiel ?

Je n’établis aucun lien entre les deux. C’est un prix qui m’a fait très plaisir par sa nature même. Toute ma vie professionnelle a été concentrée autour de cette question : comment offrir aux spectateurs la plus grande concentration de cinéma possible dans un film ? C’est ce qui me plaît tant dans ce métier.



Bande-annonce de La ballade de l’impossible (2010)



Dans quelles circonstances avez-vous réussi à adapter La ballade de l’impossible de l’écrivain japonais Haruki Murakami ?

Je suis allé vers lui avec beaucoup de plaisir parce que c’était un livre que je voulais adapter depuis très longtemps. Au point que chaque fois que j’allais au Japon, je le mentionnais auprès des journalistes sans que personne ne réagisse. À cette époque, Murakami ne voulait pas qu’on porte ses livres à l’écran, tant il avait été traumatisé par l’adaptation de son premier livre [“Kaze no uta o kike“ de Kazuki Ômori, en 1981] qu’il n’avait pas aimé et s’était dit qu’on ne l’y reprendrait plus jamais. Mais, beaucoup plus tard, il a permis au réalisateur américain Robert Logevall d’adapter la nouvelleTous les enfants de Dieu savent danser de son recueil “Après le tremblement de terre“, en 2008. Du coup, une distributrice japonaise m’a rappelé en me faisant la proposition suivante : “ Si tu veux toujours adapter ce livre, c’est le moment de poser la question à Murakami. ” Je lui ai donc adressé une lettre et il m’a proposé de venir le voir à Tokyo. C’est comme ça que l’affaire s’est conclue.


Lui avez-vous soumis votre adaptation ?

C’était très intéressant, parce que c’est un créateur qui sait qu’il est impératif de laisser de la liberté pour que les choses se fassent correctement. Il n’est pas du tout intervenu pendant l’écriture proprement dite. Je lui ai ensuite envoyé le scénario à lire et je l’ai reçu en retour… avec cinquante pour cent de pages en plus dont énormément d’annotations en couleur. Moi qui avais eu tant de mal à enlever d’anecdotes et d’événements relatés dans le livre, il m’en a rajoutés. Mais c’était très émouvant car j’avais deviné que c’était des éléments qu’il avait probablement coupés de son livre et qu’il avait envie de réintégrer dans le film. C’était tellement cohérent que je me suis dit qu’il n’avait pas pu inventer tant de détails comme ça, sur un coup de tête. On en a discuté, je lui ai expliqué que ses ajouts étaient trop nombreux et pourquoi j’avais choisi cette ligne très simple dans le scénario en restant dans la tête du personnage de Watanabe. Il l’a très bien compris et je n’ai gardé de ses propositions en tout et pour tout qu’une seule phrase de dialogue qui m’a permis en contrepartie de supprimer deux scènes, mais il a très bien pris mes choix.


Vous avez un rythme de tournage régulier, mais plutôt lent. Pour quelle raison ?

J’aurais aimé pouvoir tourner un film tous les deux ans, ce qui correspondrait à mon rythme naturel, mais les sujets que je choisis ne sont pas évidents à financer, ce qui fait que, très souvent, une fois que le scénario est achevé et que le producteur se lance dans le financement du projet, on met deux à trois ans à aboutir. Ce sont pour moi des années perdues horribles, mais je n’arrive pas à procéder autrement.


Y a-t-il beaucoup de projets que vous n’êtes pas parvenu à mener à bien ?

Il y en a en effet plusieurs qui ne se sont pas montés pour différentes raisons indépendantes de ma volonté. Toute ma vie de travail tourne autour d’une préoccupation : comment faire en sorte d’offrir au public la plus grande concentration de cinéma possible dans un film ? C’est ce que j’aime par-dessus tout dans ce métier.



Bande-annonce d’Éternité (2016)



Comment voyez-vous la suite de votre carrière ?

Ce serait de réussir un film encore mieux, c’est-à-dire de pouvoir provoquer une émotion, rien qu’en passant d’un plan à un autre, et que ça émeuve pour une raison mystérieuse. Très souvent, le cinéma est travaillé comme la simple illustration d’une histoire et d’un thème. Or, c’est quelque chose que je ne peux pas faire, car pour moi il n’y a pas le moindre cinéma dedans. Il faut vraiment qu’on travaille ce que j’appelle le matériau spécifique du cinéma, c’est-à-dire quelque chose qui pourrait produire de l’émotion que cet art est le seul à pouvoir créer, c’est-à-dire ni le théâtre, ni la performance d’acteur. C’est là ma motivation essentielle.


Qu’est-ce qui vous a attiré vers le cinéma à l’origine ?

Étant d’origine modeste, quand on allait au cinéma en famille, c’était pour voir des films de kung-fu de Hong-Kong ou des productions de cape et d’épée occidentales. Mais quand je suis arrivé en France vers l’âge de 15 ans, j’ai découvert à la télévision un film qui m’a bouleversé et m’a ouvert les yeux sur le fait que le cinéma est un art complexe qui peut vraiment toucher des choses très profondes en nous : Un condamné à mort s’est échappé de Robert Bresson. J’ai notamment été bouleversé par la musique finale qui est venue confirmer l’émotion que j’avais ressentie durant tout le film et j’ai trouvé ça extraordinaire. J’étais à la fois terrifié par cette messe et en même temps, il y avait un degré qui m’avait soulevé du sol. Bien sûr, quand je l’ai découvert, j’ignorais tout de ce film et de son auteur. Ce n’est que bien plus tard, quand j’ai fait une école de cinéma et qu’on a analysé ce film que j’ai réalisé que c’était celui que j’avais vu. Par la suite, des gens comme Ingmar Bergman ont été très importants à mes yeux, mais tout est parti de ce film de Bresson.


En quoi avez-vous remarqué qu’Un condamné à mort s’est échappé était totalement différent du cinéma auquel vous aviez été habitué ?

Chaque seconde de ce film était fascinante, mais je n’avais évidemment pas la capacité de l’analyser, tant c’était nouveau pour moi, mais j’en ai gardé une empreinte très forte. Ce n’est que bien plus tard, quand j’ai passé mon bac et que j’ai suivi une première année de philo en fac, que je me suis aperçu que ce n’était pas pour moi. Et ce n’est qu’à ce moment-là que j’ai décidé de faire du cinéma.


Quelle importance revêt pour vous l’aspect esthétique du cinéma ?

S’il y a quelque chose qui me reste de Bergman, le premier cinéaste dont j’ai vu tous les films, c’est son amour pour les gros plans et les visages. Plus tard, j’ai découvert Kenji Mizoguchi qui m’a donné le goût des plans-séquences, Yasujirō Ozu qui m’a inculqué la mesure et la retenue et Akira Kurosawa un certain sens de la structure dans le scénario que je trouve toujours admirable dans ses films, tant elle crée du sens et de l’émotion en préparant au tournage.


Recourez-vous à un story-board ?

Non, jamais ! Les images, je les crée au dernier moment sur le plateau en sentant ce qui se passe et en voyant les acteurs en costume et maquillés, mais je ne prépare rien avant. Tout est très intuitif chez moi.



Bande-annonce d’À la verticale de l’été (2000)



Comment préparez-vous vos films ?

La préparation est essentielle à mes yeux. Je passe énormément de temps avec mon premier assistant, Thierry Verrier, qui est extraordinaire, déjà sur l’établissement du plan de travail, en essayant de gagner du temps à un moment et d’en sacrifier à un autre. Pour La passion de Dodin Bouffant, en ce qui concerne la cuisine, c’était extrêmement complexe. Pour pouvoir tourner les premières scènes du film qui concernent la préparation du repas, comme nous n’étions pas dans une cuisine normale où les gens circulent dans tous les sens pour prendre ce qui leur est nécessaire, afin d’aboutir à une chorégraphie et à une harmonie caractéristiques du travail en cuisine, avec des gens habitués à travailler ensemble, il fallait réussir à exprimer cette fluidité. Dans une première étape, j’ai dû enregistrer ma voix pour dire des choses aussi absurdes que “ Dodin, dans sa position D1 va aller dans sa position D2 “ pour faire telle ou telle chose et pendant ce temps-là, “ Eugénie dans sa position E1 va rejoindre sa position E2 en croisant Dodin de dos ”, tandis que “ Violette en position V1, etc. ” Donc tout cela était d’une très grande complexité car j’ai dû inscrire l’ensemble de ces mouvements sur le plan au sol de la cuisine où j’ai tracé les lignes des déplacements. J’ai ensuite communiqué ces deux documents à mon premier assistant qui les a transmis lui-même à sa deuxième assistante afin de pouvoir visualiser ensuite tout cela et déterminer ainsi à quel endroit exact se trouvaient la cuillère, la louche, tels légumes et aliments pour qu’on visualise tout cela avant d’organiser une répétition, d’abord entre nous pour pouvoir le montrer ensuite aux acteurs qui répètent une ou deux fois en situation avant le tournage proprement dit.


Procédez-vous à des répétitions spécifiques avec les acteurs ?

Pas du tout, car ce que j’aime dans le travail avec les acteurs, c’est qu’on découvre ensemble les choses sur le plateau, que ce soit frais, que ce soit nouveau, même pour les scènes de dialogue que je ne leur fais jamais répéter.


À vos débuts, le cinéma se tournait encore sur pellicule photochimique. L’irruption du numérique a-t-elle changé votre façon de travailler ?

Absolument pas ! J’ai été parmi les premières personnes en France à tourner en numérique à une époque où les caméras étaient encore loin d’être parfaites. J’ai expérimenté tout cela parce que je trouvais dans le numérique quelque chose de plus précis sur la peau et de moins enjolivant que la pellicule. Or, pour moi, le cinéma est l’art de l’incarnation et donc la carnation des acteurs est fondamentale. J’aime que ce soit très précis à l’écran, mais le numérique s’avère un peu violent par rapport à ça. Je préfère obtenir cette précision, quitte à casser ensuite la mesure que je souhaite, plutôt que de l’avoir déjà brisé par la pellicule.


Hormis le cinéma, quel est l’art qui vous a le plus influencé ?

La musique. Parce qu’elle m’a donné ce désir de faire des films qui soient comme des morceaux de musique. C’est une qualité fondamentale à mes yeux, mais la plupart des films en sont dépourvus, car on a toujours l’impression d’avoir des séquences dépourvues de musicalité, donc un peu mortes à mes yeux. Évidemment, tout cela raconte une histoire, traite un thème, mais ne possède aucune qualité musicale. Cet élément est pourtant essentiel à mes yeux : un film doit être un élan cinématographique qui est aussi porté par un mouvement musical.



Bande-annonce de L'odeur de la papaye verte (1993)



Travaillez-vous en amont du film avec votre compositeur ?

Quand je collabore avec un compositeur, je souhaite qu’il y ait une rencontre avec la musique. Ça veut dire que je réalise le film, que je m’occupe du montage et que le compositeur connaît le projet depuis l’écriture du scénario et travaille de son côté. Mais je souhaite qu’à un moment donné, il y ait une rencontre entre la musique et les images. Il y a donc une discussion avec le compositeur sur chaque scène pour déterminer si tel moment est mélodique et tel autre plus lyrique. Mais quand je reçois la musique qu’il a composée, je n’ai en aucun cas cherché auparavant à écouter les maquettes au piano d‘une partition orchestrale, par exemple. Je préfère que la musique soit mixée, même si j’ai oublié que j’ai prévu tel ou tel morceau pour telle ou telle scène. Du coup, je revois tout et j’agence les extraits en fonction de ce qui me semble être le mieux adapté au film une fois le montage achevé.


Le processus que vous décrivez ne s’apparente-t-il pas en quelque sorte à la chorégraphie ?

C’est exactement ça que je recherche : une espèce de travail harmonieux du corps. Parce que les acteurs ne sont pas que des visages qui parlent. J’aime voir leurs corps et leur façon de bouger, ce qui est extrêmement sensuel. En revanche, les acteurs travaillent sans marques au sol, parce que je me refuse à leur imposer une telle contrainte. Ils sont libres de leurs déplacements et l’inventivité qui vient d’eux, par exemple le fait qu’ils apparaissent dans le champ au bon moment, cette initiative n’appartient qu’à eux seuls. Mais il n'y a que les très grands acteurs qui puissent apporter ce sens du rythme et de la musicalité, et je leur fais entièrement confiance dans ce domaine. Quand je tourne un plan-séquence, je ne maîtrise pas du tout la musicalité. C’est à eux de s’en charger. Tout ce que je leur demande, c’est de ne pas se presser quand ils ont une réplique à prononcer, parce qu’il faut qu’ils prennent le temps de goûter la phrase et ensuite de la dire.


Vous est-il déjà arrivé de tourner un plan ou une scène en musique ?

Pas sur La passion de Dodin Bouffant, mais ça m’est déjà arrivé par le passé. Le plus souvent sur une musique déjà existante, par exemple une chanson. Sur Cyclo, au cours d’une séquence dans une boîte de nuit, l’actrice danse sur “Creep“ de Radiohead, j’ai tenu à diffuser ce morceau dans la discothèque.


Cyclo est un film un peu à part dans votre œuvre…

Je ne trouve pas. Ce qui me préoccupe toujours quand je fais un film, c’est de travailler le langage cinématographique, c’est-à-dire ce qui est spécifique à cet art. Mon but est d’arriver à produire une émotion que seul le cinéma peut engendrer, mais ni la littérature, ni le théâtre, ni l’opéra… Mes films obéissent tous à cette loi que je me suis assignée et je n’en vois aucun qui y échappe.



Bande-annonce de Cyclo (1995)



Comment expliquez-vous qu’à la sortie de Cyclo, certains observateurs aient rapproché votre film du cinéma asiatique et plus particulièrement hong-kongais ?

C’est sans doute dû à la présence de Tony Leung, mais c’est un film très personnel qui était risqué pour moi, notamment en ce qui concerne son montage financier, parce qu’il était évident, et je ne l’ai jamais caché, que je voulais faire un film qui soit comme un carnet de notes de mes impressions sur le Vietnam quand j’y suis retourné après de longues années passées ailleurs.


Aujourd’hui, savez-vous dans quelle direction vous souhaitez aller ?

J’ai des projets identifiés, mais ma préoccupation est toujours la même : un film doit me lancer un défi du point de vue cinématographique. Pour La passion de Dodin Bouffant, il s’agissait de montrer la cuisine autrement que tout ce qu’on a pu en voir dans les émissions télévisées et ailleurs, avec le pari de raconter une histoire sur l’amour conjugal en cherchant une certaine harmonie. Or, ça c’est d’autant plus délicat au cinéma que la confrontation est plus facile à exprimer et que le bonheur peut s’avérer ennuyeux. Mon objectif était d’intéresser et de toucher le spectateur profondément par un mouvement cinématographique.


Considérez-vous qu’une carrière de cinéaste se nourrisse autant des films existants que des projets qui n’ont pas abouti ?

Bien sûr, mais ce qui peut être dévastateur pour un réalisateur, c’est de rester trop longtemps sur un regret. Depuis mes débuts, quand j’ai commencé à écrire des scénarios, dès que j’en avais terminé un, j’enchaînais avec un autre pour ne pas trop m’attacher et rester dans la déception d’un refus en me disant que ce que j’avais fait était extraordinaire et que les gens ne l’avaient pas compris. Je passais ainsi d’un projet à un autre et, dans le même temps, je m’entraînais et je me perfectionnais sans ruminer la moindre amertume. J’aime partir simultanément dans plusieurs directions car on n’est jamais sûr de ce qui va intéresser les producteurs, donc c’est compliqué.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand








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