Skad dokad Documentaire polono-franco-ukrainien de Maciek Hemela (2023), avec Maciek Hemela… 1h25. Sortie le 8 novembre 2023.
Il est des moments dans la vie où c’est le réel qui réinvente le cinéma. C’est le cas dans Pierre feuille pistolet dont le titre cannois In the Rearview exprimait le point de vue, Dans le rétroviseur. Au déclenchement de l’invasion russe en Ukraine, Maciek Hemela décide de mêler en quelque sorte l’utile à l’agréable. Ce citoyen polonais qui pressent qu’un événement fondamental est en train de se dérouler de l’autre côté de la frontière fait l’acquisition d’un mini-bus au volant duquel il entreprend d’aller chercher des individus désireux de partir se réfugier à l’Ouest. Au fil des navettes incessantes qu’il effectue, il met au point un dispositif cinématographique destiné à témoigner de la détresse de ses voisins. Il recueille ainsi des dizaines de cris du cœur à hauteur d’hommes, de femmes et d’enfants de la part de ses passagers, des Européens qui se croyaient à l’abri de ces guerres réservées aux terres lointaines, alors même qu’une partie de leur territoire était devenu un champ de bataille depuis 2014 sous l’effet d’une annexion unilatérale condamnée par l’opinion publique internationale. De ce concept élémentaire mais efficace, Maciek Hemela tire un constat sans appel au fil duquel des gens comme les autres qui nous ressemblent comme des frères expriment un bon sens à toute épreuve face à des hordes barbares qui sèment la terreur et la dévastation sur leur passage. Ce que nous montre Pierre feuille pistolet est l’envers des images d’actualité qui ont envahi notre quotidien dans une routine qui confine à l’indifférence avec le risque de se banaliser pour sombrer dans l’oubli.
La démarche qui préside à ce film l’assimile à un genre cinématographique codifié : le documentaire. Son discours se construit toutefois au fil des témoignages qu’il recueille, avec comme constante un souci épidermique de privilégier l’humain. Pas question pour le réalisateur d’orienter les propos de ses passagers, mais plutôt de laisser leurs langues se délier et exprimer l’état d’esprit d’un peuple poussé à l’exil par une guerre anachronique. Par la force des choses, l’échantillonnage qui s’exprime n’est évidemment pas celui qui combat mais celui qui en subit les dégâts directs ou collatéraux. Il regroupe les plus fragiles des Ukrainiens : des enfants, des mères et des personnes âgées qui ne fuient leur pays que temporairement, en attendant des temps plus favorables. Ce ne sont pas des migrants au sens propre, mais plutôt des populations déplacées qui n’emportent que le strict nécessaire. Dans l’intimité de cet habitacle automobile où règne davantage de solidarité que de désespoir, les conversations que surprend la caméra invisible du conducteur reflètent un bon sens et une détermination qui bouleversent autant qu’elles réchauffent le cœur. Maciek Hemela nous livre ainsi des impressions qu’aucun journaliste n’aurait pu recueillir avec une telle spontanéité. Comme si de l’autre côté du miroir, tout était plus simple et surtout plus naturel. Au fil de ces bribes de vérité arrachés au néant dont les protagonistes disparaissent comme ils sont entrés fugitivement dans la lumière, s’esquisse une autre vision de la guerre qui s’avère universelle. Parce que la parole de ces inconnus nous poursuit comme une obsession et nous concerne tous. C’est celle de la liberté face à des démons qu’on espérait disparus sous l’effet de la démocratie. Derrière son titre insouciant qui résonne comme une comptine enfantine, Pierre feuille pistolet est une œuvre de salubrité publique.
Jean-Philippe Guerand
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