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Mona Achache : Secrets de famille

Mona Achache sur le plateau du Hérisson (2009)




Avec Little Girl Blue, la réalisatrice du Hérisson (2009) et des Gazelles (2014) revisite les codes du documentaire en exhumant un secret de famille douloureux et confie à Marion Cotillard la responsabilité écrasante de ressusciter sa mère suicidée en s’appropriant ses mots et ses gestes les plus intimes. Un devoir de mémoire douloureux qui rencontre notre époque, au même titre que Le consentement de Vanessa Springora, en mettant en évidence les ravages provoqués par une sorte de malédiction familiale dont le temps s’est chargé de souligner l’abomination. Parce que sa grand-mère, Monique Lange (1926-1996), a jeté sa propre fille encore enfant dans les bras de l’écrivain Jean Genet qu’elle admirait au-delà de la raison, la cinéaste ressuscite Carole Achache pour mieux souligner les incohérences de sa vie brisée. Un chemin tortueux qu’elle accomplit avec ses armes et qui rompt avec les films et les épisodes de séries télévisées qu’elle tourne à un rythme soutenu et avec une expertise reconnue pour pratiquer son métier sans trop avoir à attendre entre les tournages. L’occasion idéale de dresser un état des lieux avec celle dont le père, Jean Achache, était lui-même un réalisateur de renom.



Bande-annonce de Little Girl Blue



Combien de temps avez-vous porté ce projet ?

Little Girl Blue retranscrit assez fidèlement mon envie. Au début, j’étais très réfractaire à l’idée d’ouvrir les vingt-six caisses que ma mère m’avait légué. J’avais aussi l’impression qu’elle nous avait débarrassé ainsi de quelque chose d’autre. Et puis, j’étais hantée par la sidération de certains tabous, de non-dits et ce silence qui entourait son suicide. Quand j’ai surmonté mes réticences, j’ai trouvé des photos qui m’ont intriguée et j’ai eu envie d’en savoir plus pour mieux la comprendre. Jusqu’au moment où j’ai trouvé cet enregistreur avec sa voix. Et, tout d’un coup, il y a eu comme un déplacement : de la mère douloureuse, elle est devenue un personnage fascinant et j’ai éprouvé cette envie presque infantile de la faire revenir pour qu’elle m’explique son geste. Et en m’imaginant à quel point les pouvoirs de l’image pouvaient rendre tout possible, je me suis dit qu’il fallait donner un corps cinématographique à cette voix et ressusciter Carole sous les traits d’une actrice, qui plus est une grande actrice, pour rejouer sa vie et essayer de la comprendre. Ça, ça a été l’impulsion spontanée, mais l’écriture du film a quand même duré plusieurs années. Ce point de départ du documentaire vers la fiction consistait à confier à une comédienne les effets personnels de ma mère, jusqu’à l’intimité de sa voix, pour qu’elle devienne l’héroïne du film de sa propre histoire. Ça, c’est venu très vite. Par la suite il a fallu que j’ouvre réellement ces caisses une à une et que je procède à un tri parmi cette matière si intime. Il y avait aussi une digestion intérieure incompressible qui rendait impossible l’accélération de cette phase, le temps de tout lire, de tout digérer et de tirer le fil rouge intéressant de cet ensemble, parce que je ne pouvais pas tout raconter non plus. Ce chemin d’écriture a nécessité à lui seul quatre à cinq ans.


Aviez-vous une vision très précise de l’ensemble quand vous avez commencé à tourner ?

Le tournage proprement dit n’a duré que seize jours. Le scénario était très écrit. Il y avait une grosse semaine où j’étais seule et où je devais aussi installer le décor initial avec Héléna Cisterne, coller toutes ces photos sur les murs et trier le contenu des caisses afin d’essayer de comprendre pourquoi Carole s’est tuée. C’est ensuite qu’est arrivée Marion qui a tourné huit jours dans la chronologie. Une durée qui peut paraître très courte, mais qui était cohérente avec le dispositif et le budget dont nous disposions. Le film s’est aussi incroyablement nourri de l’expérience de vie qui a traversé ce tournage.


Y’a-t-il un moment où vous avez eu peur ?

Tout le temps et chaque jour. Tant que j’écrivais, je n’avais peur que de mon impudeur et d’une certaine forme de nombrilisme, parce que ma démarche est très intime et que c’est aussi une réflexion sur l’autofiction. Mon idée de départ consistait aussi à tisser un lien entre qui je suis et ce que je fais. C’est souvent ce qui me bouleverse dans le travail des autres. Mais je m’en suis débarrassée très vite parce que je voyais à quel point cette histoire était universelle et les névroses brassées par ma famille étaient tellement collectives qu’il s’agissait d’une manière d’incarner à l’échelle intime un conditionnement bien plus large. Entre-temps, j’ai lu les témoignages de Camille Kouchner et de Vanessa Springora qui m’ont donné l’impression que mon chemin d’écriture venait s’inscrire au milieu de plein d’autres émanant d’hommes et de femmes qui venaient témoigner à un moment donné où la société toute entière était plus à même d’entendre ces voix et les ambivalences qu’explorait cette histoire. J’ai eu moins peur, mais ensuite j’ai appréhendé la réalité de ce tournage à venir, de l’exposition qu’allait engendrer le film et de cet exercice même de résurrection que Marion allait permettre.


À la différence de Vanessa Springora, vous ne parlez pas de vous, mais de votre mère que votre grand-mère, Monique Lange, a jetée dans les bras de Jean Genet. Ce recul vous a-t-il autorisé plus de choses ?

Ma mère parlait de la malédiction des femmes, une idée que j’ai toujours réfutée car c’était une vision très passive des choses à laquelle je préfère l’idée d’un conditionnement. Il y a aussi une généalogie de femmes libres et soumises, heureuses et traumatisées, une spirale d’abus à répétition qui va venir de ma grand-mère et jaillir sur ma mère, puis sur moi, mais toutes les histoires sont différentes. Vanessa Springora témoigne de sa propre expérience, alors que moi je réfléchis à celle de ma mère, mais là où j’ai associé leurs deux parcours, le film parle bien moins de moi que de ma mère qui s’est tuée en mars 2016, seulement un an avant l’importation en France de #MeToo à la suite de l’affaire Weinstein et quatre ans avant la publication du Consentement. Et je me suis évidemment interrogée sur les résonnances qu’aurait pu avoir sur ma mère la lecture du récit de Vanessa Springora et comment elle aurait vécu l’effroi mais l’apaisement de lire un témoignage qui résonnait avec le sien. Dans les enregistrements de ma mère que j’ai retrouvés, elle a beaucoup témoigné de sa solitude par rapport à cette histoire qu’elle disait vouloir “ inscrire dans une histoire collective ”, car elle se sentait seule et perdue. C’est aussi ça qui m’interroge. Mes trois enfants sont les fruits de trois amours avec trois hommes différents et il y a eu aussi dans ma vie intime ces tentatives de reconstruire une nouvelle vie et ce goût du mouvement, du changement où j’ai moi aussi l’impression d’être riche des multiples vies que j’ai pu traverser. Peut-être que j’assume maintenant cette impudeur sur mon intimité parce qu’elle raconte aussi quelque chose de mon parcours et qu’il y a une cohérence. Les films sont intéressants quand on arrive à distinguer en filigrane la personne qui les a engendrés. Or, l’autofiction de Little Girl Blue est l’exercice ultime dans cette idée de lien entre l’auteur et ses films.






Votre film entre aussi en phase avec notre époque ?

Ma grand-mère raconte quelque chose de la Libération, de l’Après-Guerre, de la lutte pour l’avortement. Ma mère vient pleinement incarner quant à elle Mai 68, la révolution sexuelle, homosexuelle, le New York Underground, les expériences de dope, de voyages et puis, ensuite, la désillusion des post-soixante-huitards dans les années 80 et le retour au conformisme de cette époque. Ma démarche vient complètement s’inscrire dans la période #MeToo. Donc je me sentais légitime à cet endroit car le monde extérieur validait ma démarche et m’a vraiment permis de dépasser la peur en me sentant légitime. J’avais l’impression de participer à un débat collectif et d’être enfin à ma place avec cette histoire qui m’avait totalement empêchée d’être bien nulle part. J’ai été élevée dans un monde préservé où l’on brandissait l’étendard du privilège d’avoir grandi parmi un cercle intellectuel, mais où je comprenais aussi que tout le monde avait été fracassé par ce même milieu. Et il m’a fallu le processus de gestation de ce film pour comprendre cette ambivalence. Ma mère déclarait nourrir à la fois un chien de sa chienne contre Genet et en même temps possédait une forme d’intelligence qu’il avait contribué à forger. Mais j’ai mis un temps fou à comprendre pourquoi cet homme avait fait autant de mal et pourquoi son portrait trônait dans le salon de ma grand-mère, pourquoi ma mère m’emmenait voir Les bonnes de Genet, tout en m’expliquant des mois plus tard qu’il était aussi la source de son grand fracas intérieur, pourquoi ce milieu l’a autant inspirée et dans le même temps à ce point malmenée. Et puis, il y a aussi la complicité de ma grand-mère qui admirait tant Genet qu’elle lui aurait tout donné, y compris sa fille, quitte à nier la part abusive de cette relation.


Little Girl Blue a-t-il été un projet facile à monter sur le plan financier ?

C’est un film qui s’est monté laborieusement. Je tire mon chapeau à Laetitia Gonzalez, Yaël Fogiel et à toute l’équipe des Films du Poisson qui n’ont jamais cessé de croire en ce projet. On a eu l’avance sur recettes et ensuite ça a été un long chemin assez laborieux. Je peux comprendre que le dispositif suscitait énormément de réserves sur et que beaucoup de lecteurs remettaient en question la crédibilité même de ce procédé qui prévoyait que Marion Cotillard interprète ma mère défunte. Tout le monde trouvait cela très casse-gueule. Au point qu’on a même imaginé à un moment donné présenter un dossier bien plus plat qui serait le récit de la trajectoire de ma mère, en dissimulant cette idée d’incarnation/résurrection. Les commissions où l’on a pu défendre le film de vive voix se sont d’ailleurs avérées nettement plus favorables que celles où l’on se limitait à des envois de dossier, parce qu’on se heurtait à des lecteurs qui ne dépassaient pas la dimension intime et potentiellement trop égocentrée et nombriliste du dispositif, avec l’impossibilité totale que ça fonctionne et qu’on y croie. Laetitia Gonzalez et Yaël Fogiel se sont montrées tenaces et ont mis trois ans à réunir le financement. Nous avons obtenu des aides déterminantes comme celle de la Région Grand-Est qui nous a permis de tourner à Mulhouse, France 2 Cinéma qui a permis de déclencher le financement, avec le soutien de la Belgique à travers Wrong Men, Shelter Prod, la Fédération Wallonie-Bruxelles et la RTBF, et de la Maison Chanel. On a rassemblé ainsi 900 000 €, mais cette économie très raisonnable s’avérait cohérente avec un film qui reposait sur une expérience de vie. Au-delà de mon travail de mise en scène, j’ai traversé aussi un mouvement intérieur très bouleversant, dans un état de croyance absolue en la résurrection de ma mère, mais ce périple cinématographique raconte aussi un apaisement. Au-delà de l’analyse psychanalytique, il y a dans le film cette question de Jean Cocteau citée par Marguerite Yourcenar qui a guidé mon travail : “ Si votre maison venait à brûler, qu’emporteriez-vous ? J’emporterais le feu. ” Ma grand-mère et ma mère ont beau avoir été fracassées, elles avaient en commun une quête de vérité magnifique. Et je voulais aussi que ce feu soit habité par une liberté de forme qui n’était pas un simple artifice de mise en scène, mais qui racontait réellement l’élan que j’avais envie de faire triompher à la fin de ce film. Ce n’est pas du tout le désespoir d’une femme suicidée que je veux transmettre, mais le feu intérieur qui subsiste au-delà de son geste.


Y a-t-il des films qui vous aient inspirée ?

Après la mort de ma mère, j’avais du mal à voir des films et à entrer dans l’univers des autres. Je gardais toutefois un souvenir magnifique de Vincere de Marco Bellocchio avec ce personnage de Mussolini qui vit de l’incarnation de l’acteur et des images d’archive, mais aussi de l’onirisme et de la poésie merveilleuse de ce film. Quand on a eu la certitude qu’on allait réunir tous les décors sur le même plateau, j’ai eu envie de revoir Dogville de Lars von Trier. J’ai aussi découvert juste avant le tournage Barbara de Mathieu Amalric dont on m’avait énormément parlé, mais que je m’étais empêchée de voir pour éviter que ça ne m’influence pendant l’écriture.



Bande-annonce

d’Et j’aime à la fureur (2022) d’André Bonzel



Vous ne citez bizarrement aucun documentaire…

Il y a évidemment aussi Histoire d’un secret de Mariana Otero et Carré 35, lequel a également été produit par les Films du Poisson, mais nos films sont très différents, même s’ils ont en commun cette idée de déterrer un secret familial et que l’œuvre d’Éric Caravaca m’a poussée à aller vers Laetitia Gonzalez, laquelle y voyait de son côté une continuité dans son travail de productrice qui compte également Et j’aime à la fureur d’André Bonzel. Ce sont trois formes documentaires très complémentaires sur la famille qui témoignent d’une grande cohérence de la part de cette productrice.


Quelle était votre expérience personnelle dans le domaine du documentaire ?

L’un des tout premiers films que j’ai réalisés dans ma vie, Alma et les autres…, que j’ai tourné et monté toute seule en 2004, traitait de l’accouchement à la clinique parisienne des Bluets et continue à être montré dans plein de maternités et de cabinets de sages-femmes libérales. C’était un apprentissage de cinéma formidable pour moi. Par la suite j’ai coréalisé avec la journaliste Patricia Tourancheau en 2021 Les femmes et l’assassin, un documentaire sur l’affaire Guy Georges pour Netflix. J’ai aussi tourné à mes débuts un court métrage documentaire sur ma grand-mère paternelle, Grandmas Project, qui circule encore sur les réseaux sociaux.


Au dernier Festival de Cannes, la présentation de Little Girl Blue a coïncidé avec celle de deux autres documentaires de création qui utilisent des dispositifs assez voisins : Les filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania et La mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir. Comment avez-vous vécu cette simultanéité ?

Après avoir vu nos films respectifs, Kaouther Ben Hania et moi avons entrepris de correspondre et c’était euphorisant, parce que c’était comme si nous avions emprunté l’une et l’autre des chemins parallèles de réflexion. Nos films mélangent documentaire et fiction, parlent de lignées de femmes, de malédiction, mais sont totalement différents. C’est merveilleux de voir comment, contrairement à ce qu’on peut craindre, toutes les formes de cinéma sont encore réinventables et que chacun y projette une interprétation différente. Pour moi, Little Girl Blue est un documentaire qui s’émancipe vers la fiction, notamment à travers l’interprétation de ma mère par Marion Cotillard.


La gestation de Little Girl Blue est allée de pair avec d’autres projets d’une toute autre nature. Comment avez-vous géré cette schizophrénie créatrice ?

C’était avant tout un équilibre financier indispensable. Mais depuis le début, j’ai une filmographie très éclectique. Little Girl Blue traite aussi de l’autodestruction et du sabordage, ce qu’on peut trouver aussi dans mon parcours. Je réalise aussi beaucoup pour la télévision. Jusqu’à Little Girl Blue, mes projets très personnels ont tous échoué, mais j’ai tout de même réussi à réaliser des films de compromis qui étaient plus à cheval entre mon désir et celui des autres, mais sur lesquels je me suis engagée avec une forte intensité. Et j’ai connu des accidents de parcours qui m’ont amenée à aller vers des registres que je n’aurais peut-être jamais spontanément choisi d’aborder. Le hasard m’a entraînée vers la télé. J’ai eu la chance de pouvoir faire un premier film de manière assez précoce, Le hérisson, puis d’en tourner un deuxième, Les gazelles. Et finalement, ce qui était vu au départ comme une dispersion où j’avais moi-même du mal à me définir dans cet éclectisme et ce mélange des genres qui m’a vu passer de la comédie au polar, et même à la science-fiction avec Osmosis, m’a sorti de moi-même et m’a construite. Pendant que j’écrivais ce film sur ma mère, ménager une pause pour aller tourner une comédie policière pour TF1 m’a fait le plus grand bien. Là, je viens de réaliser deux épisodes de HPI dont je signe la moitié de la nouvelle saison et je suis très heureuse. Simultanément, je commence à mûrir ma prochaine idée de long métrage et cette activité très terrienne qui consiste à mettre en scène, en travaillant l’humour et le rythme, me fait beaucoup de bien. Et je crois que l’éclectisme de mon parcours m’a aussi permis la liberté de forme de Little Girl Blue. Cette boulimie de travail qui était sans doute également une manière de tenir debout, de ne pas m’effondrer, de mener ma vie de femme comme je le voulais et de m’émanciper de tout, non seulement ne m’a pas dispersée, mais m’a rendue forte. Et je ne voudrais pas tomber dans le piège de me réenfermer. Après tout, je n’ai réalisé que quatre longs métrages de cinéma en quatorze ans.



Bande-annonce du Hérisson (2009) de Mona Achache



D’où vient votre besoin d’être toujours en train de tourner ?

Je suis comme le boulanger qui pétrit sa farine tous les matins, mais parfois, je ressens le besoin de m’arrêter pour réfléchir à un nouveau gâteau plus délicat que ce pain quotidien. Ce que j’aime aussi, c’est l’irrégularité de ce chemin. Je tourne beaucoup, mais je m’arrête aussi parfois pendant quelques mois pour m’isoler et pour écrire et je sens que j’ai besoin aussi de ces pauses. La télévision autorise une certaine forme de liberté. Parfois, j’essaie des choses dans le domaine de la mise en scène, particulièrement avec HPI qui est tellement inventif sur l’écriture comme dans la forme. Dans un long métrage, il y a tout de même quelque chose de sacré, d’unique, de rare et de dangereux, avec une sortie très éphémère à la clé, une exposition et une prise de risque qui ne sont pas du tout les mêmes qu’à la télévision qui est aussi un terrain de réflexion collective, d’expériences et de tentatives. On a moins peur du mauvais goût et sans doute aussi du regard de nos confrères. En tant que réalisatrice, on se sent protégée parce qu’on est de passage, là où l’on se sent davantage exposée quand on réalise un long métrage. Ça permet aussi une forme de liberté, mais ça n’enlève rien à l’exigence que je mets quand j’exécute mon travail de metteur en scène à la télé. Ce principe du collectif m’a sortie de moi-même, alors qu’on peut s’enfermer à l’intérieur de soi quand on a un périple unique de cinéma. Un long métrage est une expérience bien plus solitaire qu’une fiction télé, même si l’on est évidemment toujours entouré d’une équipe et protégé par un producteur.



Extrait des Gazelles (2014) de Mona Achache



Que vous a appris votre expérience télévisuelle ?

Comme on dispose de temps de tournage très courts, ça apprend aussi à aller droit à l’essentiel. Pour mon premier film, Le hérisson, j’ai eu onze semaines de tournage. Pour Les gazelles, j’ai eu trente-deux jours, et pour Cœurs vaillants qui avait un budget très fragile, vingt-huit ou vingt-neuf. En télé, c’est encore différent : un épisode de HPI se tourne en onze jours, ce qui oblige à avoir une réflexion de mise en scène et de travail avec les acteurs qui vise à l’essentiel, sans pour autant renoncer à un certain niveau d’exigence. Cette obligation est une école merveilleuse, mais on ne peut pas se permettre de se perdre, de s’aventurer ou de revenir en arrière, comme c’est parfois le cas au cinéma où l’introspection du metteur en scène peut être vertueuse et donner parfois des films magnifiques. Même en télé, je suis obnubilée par l’idée du point de vue car il induit la mise en scène et un découpage très précis. J’ai aussi une vision du montage très précise en amont. Du coup, quand on reçoit mes rushes, on a une vision assez lisible du mouvement de montage à venir.


Vous appartenez à la première génération de réalisatrices françaises à pouvoir envisager une carrière sur le long terme dont n’ont pas pu bénéficier vos aînées. Comment percevez-vous cet état de fait ?

En plus, j’ai eu mon premier enfant à 20 ans et le deuxième à 24, mais cette maternité précoce m’a imposé un rapport très rigoureux au travail et au temps. Je n’avais que 27 ans quand j’ai tourné Le hérisson. Bizarrement, j’ai mis un temps fou à conscientiser cette misogynie dans le cinéma. Comme si je n’avais pas voulu la voir. J’ai fait beaucoup de films, mais j’ai eu parfois l’impression de stagner dans des registres, là où des hommes s’en seraient mieux sortis. Par exemple, j’ai œuvré pour faire du polar ou du film d’action en télé, mais j’ai dû montrer patte blanche, alors que des réalisateurs moins expérimentés s’en voyaient confier plus facilement. Longtemps a pesé sur moi le complexe de ne pas avoir fait d’école de cinéma. Je suis complétement autodidacte, donc j’avais l’impression qu’il me manquait un bagage et aussi un réseau, mais peut-être que cette solitude relative, cette marginalité due à mon parcours et à ma maternité précoce ont généré une urgence, un culot qui m’ont encouragée à y arriver et ce qui me semblait constituer un handicap majeur a été un moteur intérieur dont je prends conscience rétroactivement.


Comment avez-vous réussi à passer du cinéma à la télévision et à y revenir, ce qui était considéré impossible jusqu’à une époque encore récente ?

J’en suis fière et heureuse. Après Le hérisson, j’ai accepté de tourner un téléfilm pour Arte, une comédie intitulée Bankable que j’ai acceptée par urgence matérielle, parce que j’avais besoin de gagner ma vie et que je ne voulais pas faire n’importe quoi au cinéma. J’ai reçu des propositions plutôt excitantes de la télé, mais on m’a mis en garde contre le fait que si j’acceptais, je ne ferais plus jamais rien au cinéma. Là où je ne regrette vraiment pas ce choix, c’est qu’il m’a ôté toute forme de snobisme et de peur du regard de ce milieu, d’être jugée et ostracisée. Jusqu’au moment où ce complexe est devenu une force qui m’a permis d’assouvir un désir de cinéma en venant à bout de ce film aussi libre et ténébreux qu’est Little Girl Blue et aujourd’hui de réaliser des épisodes de HPI. Je n’ai rien contre l’idée qu’on me propose un projet, ce qui m’arrivera encore, mais j’ai envie qu’on me laisse le champ libre pour y parvenir. J’ai les mêmes désirs comme spectatrice que comme cinéaste : continuer à explorer des formes et des registres différents. Ce déséquilibre m’équilibre incroyablement.

Propos recueillis par

Jean-Philippe Guerand






Bande-annonce de Cœurs vaillants (2021) de Mona Achache

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