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Michel Ciment (1938-2023) : Le secret magnifique

Michel Ciment

© Jean-Philippe Guerand



Les cinéphiles ont ceci de particulier qu’ils appartiennent à une société secrète immatérielle dont les membres se reconnaissent entre eux, sans même avoir besoin de se réunir ou de débattre. Ils mènent ainsi une double vie dont les nuits sont aussi belles que les jours.


« Une chose étonnante : votre mépris pour Kurosawa. L’idiot est pratiquement sublime, bien que non sous-titrée la vue de la plupart des scènes nous entraîne par sa violence, par son lyrisme ou son intensité dramatique. Le Macbeth que j’ai eu la chance de voir à la Cinémathèque me semble prodigieusement intéressant et inoubliable. Par contre, un Mizoguchi, comme La dame de Musashino non sous-titrée, vous laisse dans un profond ennui. Méfiance : 200 films ne peuvent être marqués du génie. “ Par ailleurs le cinéma est une industrie. ” Évitez de louer ou de démolir systématiquement l’œuvre d’un metteur en scène. Kurosawa en est un et des plus grands. »


Ce texte publié dans le “Courrier des lecteurs” des “Cahiers du Cinéma” n°81 de mars 1958 émane d’un certain… Michel Ciment de Paris. Il constitue le premier morceau de bravoure critique de ce jeune homme âgé de 19 ans, en témoignant à la fois de sa cinéphilie pointue (il va voir des films japonais non sous-titrés !) et d’une capacité d’analyse plutôt précoce, tout en contestant la fameuse politique des auteurs qu’il appliquera pourtant lui-même à ses idoles : Elia Kazan, Stanley Kubrick, Joseph Losey, Francesco Rosi, Jane Campion et tant d’autres. Les historiens y discerneront en outre sa défiance à l’égard d’une revue au summum de sa notoriété dont plusieurs des rédacteurs s’apprêtent à passer à l’acte sous l’égide de la Nouvelle Vague. Michel Ciment, lui, consacrera sa vie à la critique en ralliant les rangs de leurs meilleurs ennemis au sein du mensuel “Positif”.


Sa rencontre avec le grand public passera par la radio et sa participation à l’émission dominicale de France Inter “Le masque et la plume” où Gilles Jacob et lui se feront régulièrement voler la vedette par l’improbable tandem formé par Georges Charensol et Jean-Louis Bory. Tandis que son camarade s’échappe pour donner un coup de jeune au Festival de Cannes, le patron de Positif en vient à incarner malgré lui la pérennité de l’émission, sous la houlette de François-Régis Bastide puis de Jérôme Garcin, face à des interlocuteurs nettement plus éphémères qui ne possèdent bien souvent ni son érudition encyclopédique ni son ouverture d’esprit. Ici se trouve sans doute le secret de sa longévité à cette tribune où il est d’usage d’user de formules cinglantes pour marquer son territoire. Personnellement, c'est comme ça que je le découvrirai, en écoutant l’émission en cachette dans mon lit le dimanche soir pendant mes années collège, au moment où le cinéma est en train de devenir ma passion et où les conseils avisés de ces experts me séduisent par leur échanges enthousiastes régentés par le futur diplomate François-Régis Bastide.


Guidé par sa passion sans relâche et une curiosité tout aussi insatiable, Michel Ciment va à la rencontre des réalisateurs qu’il adule et leur consacre des ouvrages majeurs où il évite le jargon pour servir de passeur. Quitte à devenir systématiquement le meilleur spécialiste des cinéastes auxquels il se consacre et à les défendre avec de solides arguments. Parfois seul contre tous, comme en cette année 1987 où le Festival de Cannes présente en compétition l’adaptation de Chronique d’une mort annoncée de Gabriel García Márquez qu’il défend bec et ongles au nom de sa fidélité indéfectible envers ce réalisateur italien auquel il a consacré l’un de ses plus beaux livres et dont le dernier opus en date incite “Libération” à titrer avec mépris le matin même de la projection officielle… “Chronique d'une m… annoncée”. Il témoignera plus tard d’une solidarité tout aussi exemplaire à l’égard de deux auteurs dans l’œil du cyclone #MeToo : Woody Allen et Roman Polanski. Au point d’aller défendre ce dernier face aux chroniqueurs décérébrés de l’émission de Cyril Hanouna “Touche pas à mon poste !” qu’il n’avait évidemment jamais regardée. Une fidélité indéfectible qui l’incitait à scruter sans relâche tout ce qui s’écrivait sur ses idoles. Combien de fois m’a-t-il appelé après un bref article publié dans “Télé-Obs” sur un film d’Elia Kazan diffusé à la télévision pour revenir sur les accusations de délation imputées au cinéaste à l’époque de la Chasse aux Sorcières, lui qui avait consacré aussi un livre à l’une des victimes emblématiques du Maccarthysme : Joseph Losey. Quand il aimait, Michel Ciment ne comptait jamais ses efforts et personne ne lui en aurait fait grief.



« To say that Michel was passionate about the cinema was to do him an injustice.

He lived and ate and dreamed cinema. I loved him and admired him, he was an original,

his ideas were various and he always defended them. »

John Boorman, “The Guardian”



Toujours à l’affût, il manifestait une curiosité insatiable qui débordait du cinéma pour s’étendre aux beaux-arts et se montrait aussi assidu aux vernissages qu’aux projections de presse et dans les festivals où il découvrait chaque film avec le même enthousiasme qu’à ses débuts. Jeune journaliste au magazine “Première”, dans la seconde moitié des années 80, je l’ai côtoyé pour la première fois au festival de Trivandrum dans l’état indien du Kerala parmi une délégation française réduite à sa plus simple expression qui comptait aussi les organisateurs des festivals d’Amiens et des Trois Continents de Nantes, en quête de pépites locales. Là où les autres participants visionnaient la sélection internationale en compétition, nous étions conviés en petit comité à des projections de films d’auteurs indiens dont l’espoir avoué était de se faire remarquer afin de se voir invités ensuite à ce mythique Festival de Cannes dont Michel Ciment était l’une des têtes chercheuses à la demande de Gilles Jacob. Il convenait pour cela de résister aux tentatives de pression les plus grossières. Chaque matin, vers sept heures, notre sommeil était abrégé par l’irruption d’un dossier de presse ou d’un scénario lancé par une main invisible sous la porte de notre chambre d’hôtel pour viser le pied de notre lit en traversant les quelques mètres de couloir qui nous séparaient de l’entrée. Cette année-là, un film y a gagné sa place dans le cadre d’Un certain regard et j’ai découvert la haute idée que se faisait Michel de sa mission à travers des conversations animées où il témoignait de sa pertinence sans jamais jouer les cuistres. C’est aussi à cette occasion que ce glorieux aîné m’a invité à le tutoyer, lors d’un repas sur la plage où nous avons partagé des poissons tout juste pêchés sur des feuilles de bananier, en compagnie de la correspondante romaine de “Variety”, l’une de ses amies proches de l’époque.


Plus tard, dans le cadre du Syndicat Français de la Critique de Cinéma (SFCC) dont il a assuré la direction avant d’en devenir l’un des présidents d’honneur, je le retrouverai à plusieurs reprises dans le cadre du jury littéraire chargé de distinguer les meilleurs livres de l’année, puis en novembre 2017 comme membre du jury presse que le Festival du film italien de Villerupt lui avait demandé de former et de présider pour sa quarantième édition. Là, nous avions eu un aperçu de sa passion intacte, quand, le dernier soir au moment de nous séparer, il avait suggéré à notre chaperon, Anthony Humbertclaude, l’idée que nous profitions de notre dernière matinée en Lorraine pour ajouter un film à notre programme, plutôt que de faire la grasse matinée ou du tourisme. Inutile de préciser que nous avons répondu avec autant d'enthousiasme que d’unanimité.



Sophie Avon lit l’hommage de Gilles Jacob à Michel Ciment

lors de la remise du Prix Louis Delluc

le 6 décembre 2023 au Fouquet’s

© Jean-Philippe Guerand



Au fil du temps, nous nous croisons au hasard des projections et quand approche la période cannoise, il s’enquiert des films projetés en catimini qui auraient pu lui échapper et réagit comme un enfant lorsqu’il constate que l’un d’eux a échappé à sa vigilance ou qu’il n’a pas eu l’heur d’être invité pour telle ou telle raison. Toujours avec la même gourmandise. Qualité rare : il laisse volontiers des chances aux cinéastes dont il n’est pas un adepte. Au cas où l’un d’eux trouve les mots et les images pour lui plaire. Ce sera notamment le cas de Patrice Leconte dont il accueille les débuts sévèrement avant de faire amende honorable par la suite et d’ouvrir au cinéaste les colonnes de “Positif”. Et puis, il s’émerveille quand émerge du lot un talent prometteur, comme ce fut le cas récemment de la réalisatrice britannique Joanna Hogg dont il s’ébaubissait qu’elle ait pu échapper aux radars de la critique internationale pendant tant d’années. Sa curiosité était en effet sans limites et il aimait autant découvrir de nouvelles promesses de cinéma qu’écrire sur les grands maîtres ou les rencontrer pour leur poser les questions auxquelles ses confrères ne pensaient pas toujours.


Intronisé à “Positif” en 1963 par un article consacré au Procès d’Orson Welles, il intègre trois ans plus tard le comité de rédaction de la revue avant d’en devenir le directeur de la publication. Simultanément, il est invité à participer à la tribune radiophonique de France Inter “Le masque et la plume à partir de 1970, anime à 474 reprises l’émission “Projection privée” sur France Culture de 1990 à 2016 et publie son premier livre, Kazan par Kazan (Calmann-Lévy, 1973) que suivent Le dossier Rosi (Stock, 1976), Le livre de Losey (Stock, 1979), Kubrick (Calmann-Lévy, 1980), Les conquérants d’un nouveau monde, essais sur le cinéma américain (Gallimard, 1981), Schatzberg, de la photo au cinéma (Chêne/Hachette,1982), Boorman : un visionnaire en son temps (Calmann-Lévy, 1985), Theo Angelopoulos (Edilig, 1989) avec Hélène Tierchant, Le crime à l’écran : une histoire de l’Amérique (Découvertes Gallimard, 1992), Passeport pour Hollywood (Carlotta, 1992), Joseph Losey : l’œil du maître (Institut Lumière/Actes Sud, 1994), Fritz Lang : le meurtre et la loi (Découvertes Gallimard, 2003), Petite planète cinématographique (Stock, 2003), Jane Campion par Jane Campion (Cahiers du Cinéma, 2014), Une renaissance américaine, entretiens avec 30 cinéastes (Nouveau Monde Éditions, 2014), Le cinéma en partage, entretiens avec N. T. Binh (Rivages, 2014), Andreï Konchalovsky, ni dissident, ni partisan, ni courtisan (Actes Sud, 2019) et Une vie de cinéma (Gallimard, 2019). Il a obtenu à ce titre à trois reprises le prix littéraire du Syndicat Français de la Critique de Cinéma en 1977, 1985 et 2014, ainsi que deux récompenses pour l’ensemble de son œuvre : le prix Maurice Bessy 1994 à Cannes et le Prix Bernard Chardère 2016, du nom du fondateur lyonnais de “Positif” disparu il y a quelques mois..


Professeur de civilisation américaine, puis maître de conférences à l’université Paris-VII, Michel Ciment a partagé sa passion sans compter et formé des générations entières de cinéphiles, mais aussi de critiques. Il a également réalisé avec Annie Tresgot deux documentaires de référence, Portrait d’un homme à 60% parfait : Billy Wilder (1979) et Elia Kazan outsider (1982), et avec Antoine de Gaudemar Il était une fois… “Orange mécanique” (2011). Reconnu dans le monde entier, ce président d’honneur de la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique (Fipresci) avait siégé au jury officiel du Festival de Cannes en 1978, à une époque où les critiques les plus prestigieux y disposaient encore d'un siège, et siégeait depuis des lustres au comité du Prix Louis Delluc. Ses derniers mots adressés à une infirmière le définissent mieux que bien des discours : « Ce soir, je vais aller voir un film. » C’est tout le mal qu’on peut lui souhaiter au regard de ce qu'il nous a enseigné sur la meilleure façon de regarder les films et de la faire partager.


Merci pour tout, cher Michel !

Jean-Philippe Guerand





Michel Ciment
© Jean-Philippe Guerand

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