Accéder au contenu principal

“Le temps d’aimer” de Katell Quillévéré



Film franco-belge de Katell Quillévéré (2023), avec Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste, Paul Beaurepaire, Morgan Bailey, Ambre Gollut, Simon Rérolle, Dylan Hawkes, Romain Francisco, Stéphane Mercoyrol… 2h05. Sortie le 29 novembre 2023.



Vincent Lacoste et Anaïs Demoustier



Katell Quillévéré assume un goût pour le romanesque qui ne cadre pas avec l’idée qu’on se fait parfois du cinéma d’auteur français. Le titre de son quatrième long métrage est d’ailleurs la première moitié de celui d’un mélodrame de Douglas Sirk : Le temps d’aimer et le temps de mourir (1958) tiré du roman homonyme d’Erich Maria Remarque qui se déroulait en 1944, c’est-à-dire peu ou prou au moment où débute Le temps d’aimer. Tondue à la Libération pour avoir couché avec un officier allemand muté sur le front russe, Madeleine décide d’élever seule le petit garçon né de cette union interdite et trouve un beau parti en la personne d’un fils de famille, François, lui aussi porteur d’un lourd secret… Cette chronique solidement ancrée dans son époque est pour la réalisatrice et son coscénariste Gilles Taurand, auquel on doit notamment Les égarés (2003) d’André Téchiné et plusieurs films de Robert Guédiguian, l’occasion de dépeindre une société rétrograde où la liberté des mœurs n’est pas à l’ordre du jour et où la reconstruction économique est le cache-misère d’un retard aux conséquences funestes sinon parfois criminelles. Un tableau de mœurs très ambitieux qui a le mérite de raconter avec un lyrisme assumé ce qu’aucun film de cette époque n’a jamais osé montrer, sur fond de critique sociale. En adoptant les conventions du mélodrame, cette chronique dresse le portrait saisissant d’une époque dont les interdits ont contribué à faire monter la pression de la cocotte-minute qui a explosé en Mai 68, en ouvrant la voie à ce qu’on a appelé la libération des mœurs. Mais c’est une autre histoire que ne raconte pas ce film qui s’achève avec la Guerre d’Algérie.



Anaïs Demoustier et Vincent Lacoste



Le temps d’aimer est indissociable de ses deux interprètes principaux : Anaïs Demoustier, définitivement époustouflante dans un rôle écrasant qui voit sa culpabilité nourrir sa détermination à une époque où les femmes n’ont que le droit de se taire et de subir, et Vincent Lacoste sur un registre périlleux qu’il avait déjà expérimenté dans Plaire, aimer et courir vite (2018) de Christophe Honoré, loin de ses emplois de ludion facétieux et d’éternel jeune homme. Katell Quillévéré attaque cette tranche de vie sans jamais se dérober devant ses difficultés et assume aussi bien ses ruptures de ton qu’un souffle narratif dont le cinéma français a un peu perdu l’habitude. Les scènes les plus intimistes s’y inscrivent au sein d’un tableau de mœurs qui esquisse les contours d’une époque épique où les raisons de se réjouir semblent rares et qui se réfugie volontiers derrière le boom économique pour ne pas avoir à affronter ses véritables problèmes. Avec en filigrane une peinture humaine décapante qui souligne à quel point les revendications individuelles sont submergées par le poids de la collectivité, alourdie par le handicap supplémentaire de la double peine pour les femmes assignées à des fonctions ménagères ou à des emplois subalternes. La réalisatrice de Suzanne utilise les grands moyens du cinéma pour raconter la période de l’Après-Guerre, sans rien occulter des ravages d’un puritanisme réactionnaire protégé par une censure toujours prête à sévir. L’accueil réservé au Temps d’aimer pourrait se révéler à ce titre significatif en faisant sortir bien d’autres spectres de notre cabinet noir national.

Jean-Philippe Guerand



Anaïs Demoustier, Morgan Bailey et Vincent Lacoste

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract