Film franco-suisse d’Anna Novion (2023), avec Ella Rumpf, Jean-Pierre Darroussin, Clotilde Courau, Julien Frison, Sonia Bonny, Xiaoxing Cheng, Idir Azougli, Camille de Sablet, Karl Ruben Noel, Ava Baya, Gautier Boxebeld, Esdras Registe, Leïla Muse, Édouard Sulpice, Dominique Ratonnat… 1h52. Sortie le 1er novembre 2023.
Jean-Pierre Darroussin et Ella Rumpf
Marguerite, une jeune étudiante effacée mais tenace, renonce à l’insouciance de ses meilleures années au profit d’une chimère : résoudre un théorème mathématique auquel se sont heurtés les plus grands. Un défi irrationnel qui en est arrivé à submerger sa vie au point d’empêcher cette élève surdouée de l’École Normale Supérieure de savourer les plaisirs de son âge et même de se faire des amis. Aux yeux de son professeur, un personnage que la frustration a poussé à l’aigreur, elle est au contraire une élève exemplaire qui pourrait lui apporter la gloire par procuration. Mentor menteur ! Quitte à sacrifier pour cela ses plus belles années. Jusqu’au moment où ses certitudes vacillent à la suite d’une erreur minime aux conséquences… incalculables. Comme dans La voie royale de Frédéric Mermoud sorti récemment, Anna Novion propose une réflexion en profondeur sur l’élitisme et le chapelet de contraintes qu’il implique. C’est en inspirant des six mois qu’elle a passé cloîtrée chez elle à l’âge de 20 ans que la réalisatrice a eu envie de traiter de ce que ça représente d’être coupé du monde quand on étudie dans une grande école et qu’on doit se soumettre à un véritable sacerdoce pour être admis parmi l’élite. Une expérience contraignante qui va en outre de pair ici avec une discipline qui répond aussi à ses propres codes, les mathématiques, et implique de la part de ses adeptes un investissement personnel très particulier qui ressemble à un culte exercé dans la clandestinité.
Ella Rumpf (au centre)
Remarquée pour ses deux premiers films, Les grandes personnes (2007) et Rendez-vous Kiruna (2012), Anna Novion dirige pour la troisième fois son compagnon, Jean-Pierre Darroussin, en lui confiant cette fois le rôle particulièrement ingrat d’un de ces mandarins imbus de lui-même qui utilise sa fonction d’enseignant pour compenser la frustration enfouie de ne jamais avoir été considéré à sa juste valeur par ses pairs comme une sommité incontestable dans son domaine. Avec cette fois un dysfonctionnement imprévu qu’incarne son élève trop sage sous sa raie au milieu, ses tenues informes et les lunettes démodées derrière lesquelles elle baisse systématiquement les yeux, à la fois pour ne surtout pas prendre le risque d’exister en dehors de son sacerdoce mathématique et pour éviter le regard de ceux qui pourraient l’en distraire. Un rôle incarné à merveille par la très prometteuse Ella Rumpf qui s’implique avec la fièvre et l’ardeur de rigueur dans ce personnage qui se réfugie dans la poésie absconse des chiffres pour ne pas avoir à prendre ce fameux risque de vivre qui peut tant effrayer au sortir de l’adolescence. Sa composition passe par d’infimes détails qui traduisent son malaise et une existence étriquée où la fantaisie n’a pas sa place. Le théorème de Marguerite est aussi la chronique de cette idée fixe chère à Paul Valéry qui appréhende avec une grande justesse la personnalité de ces adeptes de l’abstraction que sont certains scientifiques, mais aussi les champions d’échecs, parfois aux limites de la folie pure, à trop vouloir anticiper en permanence le coup d’après pour assurer leur domination.
Jean-Philippe Guerand
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