Great Yarmouth : Provisional Figures Film portugo-franco-britannique de Marco Martins (2022), avec Nuno Lopes, Beatriz Batarda, Kris Hitchen, Romeu Runa, Rita Cabaço, Hugo Bentes, Peter Caulfield, Achilles Fuzier, Celia Williams… 1h53. Sortie le 6 septembre 2023.
Beatriz Batarda (au centre)
Rarement un film a évoqué avec une telle justesse le monde du travail et les mécanismes qui sous-tendent son ordonnancement, lorsqu’il concerne des sans-papiers et des migrants broyés par la machine infernale de la mondialisation. Dans une station balnéaire anglaise qui fut naguère la perle du Norfolk avant de devenir une ville fantôme dont les habitants ont voté massivement en faveur de la sortie de l’Union Européenne, dans un élan significatif de protectionnisme et de xénophobie dicté par la peur et le repli sur soi, l’usine de volailles locale emploie une main d’œuvre portugaise corvéable à merci sur laquelle règne Tânia, en attendant le moment hypothétique où sa pratique de l’anglais et ses économies lui permettront enfin d’ouvrir un hôtel à destination des touristes du troisième âge. Dès lors, cette femme indépendante qui s’aveugle de ses privilèges illusoires apparaît comme la serviteuse zélée d’un pouvoir économique qui ne lui laisse que des miettes afin de mieux l’asservir et l’instrumentaliser. C’est dans ce contexte sinistré et xénophobe qu‘à l’approche du Brexit, ce Lumpen Proletariat stigmatisé par les autochtones se débat dans des conditions inhumaines qui engraissent des intermédiaires et des spéculateurs. Portrait de groupe saisissant de ces damnés de la terre qu’ont fait réapparaître de façon inquiétante les incessants mouvements de population de ces dernières années, à travers ces hordes de migrants chassés par la guerre et la misère, en quête d’un monde meilleur régi par les nouveaux esclavagistes.
Nuno Lopes et Beatriz Batarda
Déjà remarqué pour Alice (2005) et Saint Georges (2016), présentés respectivement à Cannes et à Venise, le réalisateur Marco Martins entraîne ici ses deux interprètes fétiches, Nuno Lopes et Beatriz Batarda (quelle actrice !), dans un monde sans pitié où la vie des humains relégués à un statut d’animaux aux réflexes primaires a aussi peu de valeur que celle des dindes dont ils pratiquent l’abattage à la chaîne dans des conditions d’hygiène approximatives. Aux confins du cinéma du réel et de la fiction, Un automne à Great Yarmouth est une expérience intense qui nous plonge au cœur d’une réalité qui a peu à peu déserté le grand écran, tant son spectacle rebute et interpelle. Ce film dont les protagonistes se trouvent parfois réduits à un comportement animal (même quand ils font l’amour) ne cède pourtant jamais aux pièges du misérabilisme ou de l’exhibitionnisme. Il se contente de dresser l’état des lieux accablant d’une Europe aux abois qui renoue avec les vieux démons de la révolution industrielle et voit renaître des spectres qu’on croyait d’un autre âge dans une Angleterre paupérisée qui a inspiré ses meilleurs films à Ken Loach, dont le récent The Old Oak. Avec cette réflexion terrifiante : il y a toujours plus pauvre que soi et la misère est un enjeu lucratif, aussi dérisoire puisse-t-il sembler, qui attise les plus bas instincts. À l’ère de l’ubérisation tous azimuts, Un automne à Great Yarmouth est un constat accablant qui évite complaisance et manichéisme, grâce à des interprètes d’une rare intensité qui parviennent à attiser une lueur ténue d’humanité comme fragile trace d’espoir. Avec au terme de leur route sinueuse cet espoir de s’intégrer à leur tour pour alimenter la machine économique qui a bien failli les broyer. Cette noirceur assumée ne laisse pas indemne. Elle apparaît aussi universelle qu’intemporelle.
Jean-Philippe Guerand
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