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“Les feuilles mortes” d’Aki Kaurismäki



Kuolleet lehdet Film finlandais d’Aki Kaurismäki, avec Alma Pöysti, Jussi Vatanen, Janne Hyytiäinen, Nuppu Koivu, Alina Tomnikov, Martti Suosalo, Sakari Kuosmanen, Matti Onnismaa… 1h21. Sortie le 20 septembre 2023.



Jussi Vatanen et Alma Pöysti



Il nous aura donc fallu attendre six ans, depuis L’autre côté de l’espoir, pour avoir des nouvelles d’Aki Kaurismäki, pince-sans-rire lunaire qui porte en lui ce désespoir inhérent aux gens que le soleil de minuit incite à la mélancolie. Dans ses films, il y a souvent un homme, une femme et un chien. C’est une nouvelle fois le cas dans Les feuilles mortes qui doit son titre à la fameuse chanson de Jacques Prévert et Joseph Kosma qu’on entend dans une superbe version alternative sur le générique de fin. Cette fois ses tourtereaux sont une employée de supermarché et un homme alcoolique qui vont se rencontrer, se perdre et se retrouver. L’intrigue est minimaliste, la mise en scène épurée. Il se dégage pourtant de cette brève rencontre dont les protagonistes se cherchent une émotion indicible qui passe par des détails infimes et des caractères résilients. Kaurismäki n’a pas son pareil pour grandir les petites gens sans commisération, misérabilisme ou arrogance. Il préfère les personnages aux héros et rejoint en cela Jacques Tati pour l’élégance et Charles Chaplin pour tout le reste. Il cite d’ailleurs ce dernier à deux reprises dans son nouveau film, en donnant phonétiquement son nom à une ville ukrainienne victime de bombardements russes. Car, une fois n’est pas coutume, ce chantre de la fracture sociale inscrit son film dans une actualité où son pays figure aux avant-postes. Le rire de Kaurismäki s’étouffe parfois dans la gorge, mais jamais il ne se moque de celles et ceux qu’il observe, ni ne les toise de haut.



Jussi Vatanen et Janne Hyytiäinen



Prix du jury au dernier Festival de Cannes, Les feuilles mortes témoigne de la cohérence d’un cinéaste indifférents à l’air du temps, mais pas aux injustices du monde, de la violence des rapports de classe au sort des migrants, dont la modernité s’appuie paradoxalement sur des sentiments éternels dont il semble s’ingénier à explorer les conséquences les plus imprévisibles. Une sorte de chorégraphie stylisée dont les protagonistes apparaissent comme des clowns tristes accablés par un quotidien nimbé de lueurs fantomatiques sans prêter pour autant à la joie de vivre. Le monde dans lequel Kaurismäki inscrit ses personnages semble immuable sinon universel, même dans Le Havre (2011), ville portuaire qu’il a filmée à sa manière avec sa cohorte de damnés de la terre. Sous la romance, se cache toujours chez ce cinéaste une profonde détresse qui ne donne jamais lieu pour autant ni au misérabilisme ni à la lutte des classes, même si l’on en perçoit systématiquement les stigmates. En revanche, ses personnages sont toujours des gens modestes qui cherchent à rompre leur solitude, mais tablent davantage sur le hasard que sur leur potentiel de séduction. Avec cette nuance dans son nouveau film, comme déjà dans le précédent, L’autre côté de l’espoir, qu’il a sensiblement rajeuni les cadres et substitue aujourd’hui à ses interprètes fétiches, Kati Outinen et Markku Peltola (mort en 2007 à 51 ans), une nouvelle génération que représentent ici les pince-sans-rire émouvants Alma Pöysti et Jussi Vatanen. Comme les enfants prodigues de leurs inoubliables prédécesseurs.

Jean-Philippe Guerand






Alma Pöysti

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