El Conde Film chilo-américain de Pablo Larraín (2023), avec Jaime Vadell, Gloria Münchmeyer, Alfredo Castro, Paula Luchsinger, Antonia Zegers, Amparo Noguera, Diego Muñoz, Marcial Tagle… 1h50. Mise en ligne le 15 septembre 2023 sur Netflix.
Alfredo Castro et Paula Luchsinger
Le cinquantenaire du coup d’état du général Augusto Pinochet méritait à tout le moins une initiative cinématographique de grande ampleur. Au mémorialiste Patricio Guzman la charge de consacrer l’essentiel de son œuvre à étudier l’histoire officielle dans ses moindres détails, en s’attachant à la chute de son prédécesseur devenu l’espoir de tout un peuple et le martyr de son illusion démocratique, Salvador Allende. Rompu à l’art du biopic décalé depuis ses deux opus précédents, Jackie (2016) et Spencer (2021), consacrés à des femmes rebelles et modernes, Pablo Larraín est né quant à lui sous la dictature. Il se détourne donc de la stricte doxa historique pour brosser le portrait saisissant d’un militaire droit dans ses bottes qui vénère Napoléon et savoure ses crimes en ambitionnant de supprimer la Cour internationale de La Haye. Au point d’affiner son image pour la postérité dans les moindres détails. Le portrait qu’en dresse cette satire politique est empreint d’une immense ironie, à l’image de l’accent British de cette voix off féminine au phrasé familier qui accompagne le destin singulier de ce comte dans la veine de Dracula qui a le goût du sang et vit retiré dans une masure perdue dans la brume, jouxtant un cimetière agrémenté d’un échafaud. Son histoire débute en France sous les traits d’un orphelin du nom de… Claude Pinoche, un officier déserteur qui se repaît du sang des victimes de la guillotine avant d’organiser ses propres funérailles et de partir à la conquête du monde pour combattre les révolutions. Jusqu’à aboutir dans un pays dépourvu de roi, le Chili, où il renaît de ses cendres en 1935, date de sa naissance officielle.
Alfredo Castro
En adoptant le ton de la fable, Pablo Larraín se donne les moyens de déployer son art de la mise en scène, lequel lui a d’ailleurs valu un Lion d’argent hautement mérité dans cette catégorie à la Mostra de Venise. Il opte visuellement pour le noir et blanc (sublimement éclairé par Edward Lachman) qui contribue à rendre intemporelle cette histoire aussi immortelle que son sinistre héros acoquiné avec une épouse complice encore plus perverse que lui. Avec pour ennemi le rouge : pas celui du sang, mais des bolcheviques dont il prétend avoir empêché les ravages en devenant lui-même millionnaire, ce qui précipitera sa chute. Mais le film ne s’en tient pas là. Il imagine le dictateur simulant son trépas pour se retirer et poursuivre ses activités de suceur de sang en marge de la société, avec la complicité d’un majordome russe rallié à sa cause. Le destin inéluctable d’un vampire condamné à survivre en tant qu’égorgeur en série, en quelque sorte. En adoptant ce postulat singulier, Larraín évite les figures imposées du biopic et souligne à quel point le destin individuel de Pinochet est dénué d’intérêt, mais combien le parcours criminel de ses semblables se révèle désespérément partagé.
Gloria Münchmeyer
La parabole de cette symphonie infernale est limpide, son ordonnancement brillant s’inscrit dans la lignée d’Entretien avec un vampire. Avec beaucoup d’humour en plus, à l’instar du lettrage évocateur de son générique, de ces cœurs battants passés au blender pour concocter des nectars énergisants, de cette nonne exorciste engagée pour l’empêcher de nuire en s’en prenant à son âme hypothétique, de cette conversation lubrique de vieillards ou de ces héritiers indignes que leur père a condamnés à se comporter comme de vulgaires mafieux… faute de les avoir mordus. Le film joue délibérément de la farce et du baroque ponctués d’échappées burlesques pour dresser un constat implacable de l’ambition personnelle à travers ce qu’il présente comme une malédiction inconjurable. Le tout dans un écrin brillant qui ne s’autorise aucune faute de goût, mais s’ingénie à semer ses petits cailloux blancs au sein d’un parcours millimétré dont les protagonistes usent de signes de reconnaissance nazis et s’expriment à l’occasion en français, sous prétexte que « c’est la langue des traîtres ». Difficile de résister à l’euphorie communicative de ce jeu de la vérité jubilatoire mais sans pitié dont le morceau de bravoure le plus impitoyable est la confrontation du tyran cacochyme à tous les biens qu’il a détournés sans en tenir un état comptable précis à l’usage de sa progéniture prête à en découdre comme les Atrides pour s’approprier son magot fantôme. Le Comte s’impose comme une savoureuse et diabolique mise en perspective du Mal absolu sur le mode de l’uchronie géopolitique la plus délirante.
Jean-Philippe Guerand
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