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“La bête dans la jungle” de Patric Chiha



Film franco-belgo-autrichien de Patric Chiha (2023), avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle, Martin Vischer, Sophie Demeyer, Pedro Cabanas, Mara Taquin, Bachir Tilli, Maximilien Delmelle, Harpo Guit, Melrose Landa-Nzinga, Joël Bunganga, Madelief Graux, Nel Rivart… 1h43. Sortie le 16 août 2023.



Tom Mercier et Anaïs Demoustier



Au départ de ce film, il y a une longue nouvelle de Henry James publiée il y a cent vingt ans dans laquelle un homme et une femme entretiennent une longue relation platonique, sous la menace d’un danger indéterminé dont la seule perspective va gâcher leur potentiel de bonheur. Patric Chiha transpose ce thème mystérieux entre 1979 et 2004 dans une boîte de nuit qui vibre au rythme du disco puis de la techno. C’est dans ce cadre que se tisse une étrange relation entre May et John qui n’est ni vraiment de l’amour ni tout à fait de l’amitié. Avec au-dessus d’eux cette menace irrationnelle de la bête dans la jungle qui va tout gâcher, sous la forme d’un danger qui touche au plus profond de la condition humaine et nous concerne tous par son universalité. Et si l’on passait à côté de l’essentiel : sa vie. Le réalisateur se refuse à la fois à tricher avec les sentiments et à se lancer dans de grandes explications inutiles et fumeuses. Il préfère s’attacher à deux personnages que tout sépare et pourtant que tout rapproche : une femme volontiers en troupe qui jouit du bonheur sans arrière-pensée et un homme qui le fuit de peur de se tromper, en choisissant l’inaction plutôt qu’une promesse hypothétique. Quitte à s’étioler en contemplant chez les autres ce qu’il se refuse à lui-même. Une histoire magnifique à la limite de l’abstraction qui a suscité bien des gloses et des supputations, mais aussi une adaptation théâtrale signée Marguerite Duras et mise en scène par Alfredo Arias, avec Delphine Seyrig et Sami Frey, en 1981, laquelle fut ensuite filmée par Benoît Jacquot. Ce texte a aussi nourri partiellement l’inspiration de La chambre verte (1978) de François Truffaut et inspiré à Bertrand Bonello son dernier opus, La bête. C’est dire son impact.



Tom Mercier et Anaïs Demoustier



La bête dans la jungle version Patric Chiha repose sur une mise en scène qui privilégie la musique et l’esthétique, au point d’emporter ses protagonistes dans un maelström où les mots ne sont importants que dans la mesure où ils servent à mieux dissimuler les sentiments. Le réalisateur associe à cet effet deux comédiens a priori aussi éloignés que possible l’un de l’autre. Face à une Anaïs Demoustier éclatante de vie et loquace, le beau ténébreux et peu disert Tom Mercier oppose un jeu introverti qui sied à son rôle de prophète malgré lui égaré dans le plus improbable des lieux : une de ces discothèques géantes qui interdisent par essence la conversation en noyant dans la musique et le rythme. Deux rôles que le cinéaste avait destinés à l’origine au regretté Gaspard Ulliel et à Vicky Krieps, lesquels seront finalement partenaires dans le film d’Emily Atef Plus que jamais. L’une des qualités principales du Road Movie immobile et introverti de Patric Chiha est de laisser libre cours à toutes les interprétations, sans toutefois jamais prendre la pose ni se lancer dans de grands discours inutiles. Il nous convie à le suivre dans un dédale labyrinthique d’autant plus fascinant que ce qui s’y joue est fondamental et touche à l’essentiel : la vie, l’amour, la mort… Ce film foisonnant dans lequel Béatrice Dalle joue les pythies avec des mines inspirées nous entraîne dans un grand-huit étourdissant qui nous confronte à un vaste spectre émotionnel et nous laisse un peu groggy, avec l’impression d’avoir vécu une expérience d’une rare intensité qui garde profondément enfoui une partie de son mystère.

Jean-Philippe Guerand







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