Film turc de Nuri Bilge Ceylan (1997), avec Mehmet Emin Toprak, Havva Saglam, Cihat Bütün, Mehmet Emin Ceylan, Sercihan Alioglu, Fatma Ceylan, Semra Yilmaz, Latif Altintas, Muzaffer Özdemir… 1h22. Sortie le 16 août 2023.
Cihat Bütün et Havva Saglam
Il est toujours passionnant de découvrir a posteriori le premier film d’un cinéaste consacré. On pourra toutefois s’étonner qu’il ait fallu tant de temps pour qu’il nous soit donné de découvrir le chaînon manquant de l’œuvre du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Une chronique de l’enfance en noir et blanc (le réalisateur a d’abord été photographe) qui recèle déjà la plupart des obsessions ultérieures de cet ascète, distille des sentiments universels et s’attarde avec insistance sur les visages, comme pour y déceler des sentiments cachés. Avec toutefois en prime une concision et un rythme qui laisseront place à un autre tempo dès son opus suivant, Nuages de mai, sélectionné à la Berlinale en l’an 2000, celui qui l’a véritablement imposé comme un auteur à suivre. Dès lors, plus aucun de ses films ne durera moins de deux heures et la plupart flirteront avec les trois. Chaque cinéaste est régulé par son propre tempo qui constitue en quelque sorte le rythme cardiaque de son œuvre. Nuri Bilge Ceylan atteindra ainsi une vitesse de croisière à laquelle il ne dérogera plus et qui est associée à son rythme métronomique d’un nouvel opus tous les trois ou quatre ans. Non pas que ses films exaltent la lenteur, mais plutôt qu’ils nous proposent une expérience singulière dans laquelle le cinéaste prend le temps d’observer la nature, de scruter les visages comme des paysages et de mettre en scène des instants de vie authentiques. Des qualités intrinsèques que possède déjà Kasaba et qui traduisent aussi l’attachement viscéral du cinéaste à la photographie et à ce fameux instant décisif cher à Henri Cartier-Bresson.
Cihat Bütün et Havva Saglam
Le premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan est une splendeur sur le plan esthétique où chaque image constitue l’aboutissement d’un travail méticuleux qui évoque l’esthétique de certains joyaux du cinéma soviétique. Vingt-six ans plus tard, ce manifeste esthétique apparaît comme le chaînon manquant d’une œuvre qui s’est considérablement densifiée jusqu’à trouver une identité qui passe moins par la forme que par une exploration incisive de la psychologie de ses protagonistes. Reste que le réalisateur en devenir mise sur ce qu’il maîtrise alors le mieux, la photo, pour se faire remarquer au sein d’une cinématographie turque relativement pauvre en auteurs de référence. Kasaba s’attache à la découverte du monde des adultes par deux enfants dans un petit village des années 70. Un scénario écrit par la sœur du réalisateur, Emine Ceylan, qui s’inspire en fait de leurs souvenirs communs sur un registre faussement insouciant où affleure une véritable cruauté des apparences. Avec à la clé des prix à Berlin, Nantes et Angers en 1998 qui ont permis au cinéaste de poser ses premiers jalons à l’international sur le registre somme toute classique de la chronique d’apprentissage, avec une douceur qu’on peut qualifier d’impressionniste et sous l’influence assumée d’Anton Tchekhov. En découvrant cette succession de morceaux choisis, on comprend pourquoi le cinéaste lui-même a cru bon de la qualifier de “collage”, tant elle paraît refléter ces sensations et ces sentiments fugaces que les enfants emmagasinent et qui les hanteront parfois tout au long de leur existence de façon récurrente. Telle est la magie spécifique de ce film envoûtant.
Jean-Philippe Guerand
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