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“Fermer les yeux” de Victor Erice




Cerrar los ojos Film hispano-argentin de Victor Erice (2023), avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent, María León, Mario Pardo, Petra Martinez, Josep Maria Pou, Soledad Villamil, Helena Miquel, Ginés Garcia Millán, Juan Margallo, Fernando Ustarroz… 2h49. Sortie le 16 août. 2023.



Manolo Solo et José Coronado



Il y a des cinéastes qui tournent un film tous les ans ou tous les deux ans. D’autres encore qui progressent à un rythme moins soutenu. Une poignée enfin qui considère le septième art comme le suprême d’entre tous et cultive sa rareté. Le réalisateur espagnol Victor Erice appartient à cette élite comme Manoel de Oliveira à ses débuts (trois longs métrages entre 1942 et… 1972), Jean-Paul Rappeneau (huit films entre 1966 et 2015) sinon Stanley Kubrick (treize réalisations de 1953 à 1999). À tout juste 83 ans, Erice signe avec Fermer les yeux son quatrième long métrage depuis L’esprit de la ruche, il y a pile un demi-siècle. Aussi paradoxal puisse paraître son titre, celui-ci reflète sa passion absolue pour le cinéma à travers le destin d’un acteur porté disparu pendant le tournage d’un film devenu son tombeau, tant chacune de ses images semblent porteuse d’un secret magnifique. Jusqu’au moment où la télévision décide d’enquêter sur cette mort sans cadavre, en conviant pour cela le réalisateur qui était son meilleur ami à témoigner de leur complicité. Du coup, la fiction fonctionne comme l’écho lointain de la réalité et donne à ces dernières images de vie une puissance inattendue entre les images desquelles fait jour une réalité inattendue. En révéler davantage représenterait un crime de lèse-spectateur.



José Coronado



Derrière cette injonction comminatoire adoucie par l’usage de l’infinitif, Fermer les yeux, qui résonne en fait comme une invitation au rêve, la mise en scène fluide et élégante de Victor Erice se met toute entière au service d’un propos qui atteint à l’universalité absolue. Il va évidemment bien au-delà d’une intrigue traditionnelle par sa mise en perspective et les interactions incessantes entre le film tourné par le disparu, son contexte et ses conséquences sur le présent parmi des inconnus dont les liens vont se trouver liés malgré eux. Ne serait-ce qu’en raison de la virtuosité jamais ostentatoire avec laquelle cette structure complexe mais jamais inutilement alambiquée imbrique des modules spatio-temporels distincts en jouant des correspondances qui s’établissent entre l’intrigue exotique du film qu’était en train de tourner le comédien et le processus mystérieux qui a mué sa vie en destin. Davantage obsédé par le poids de la mémoire que par la mécanique policière proprement dite, Erice n’use en fait de ce prétexte que pour étendre sa réflexion à un thème qui le hante depuis toujours : la puissance des images. Il y décrit le cinéma comme une lanterne magique capable de suppléer à certaines failles sensorielles grâce à son pouvoir occulte.



Manolo Solo et Ana Torrent



Fermer les yeux se présente comme la célébration ultime d’un septième art doté de pouvoirs extraordinaires qui possède notamment celui de guérir. Comme en écho au premier film de l’auteur dans lequel, en pleine Guerre civile espagnole, une petite fille était hantée par la vision du Frankenstein de James Whale. Une gamine incarnée par la petite Ana Torrent qu’on retrouve d’ailleurs cinquante ans plus tard, à la fois guide et fétiche, au hasard de ce dédale labyrinthique où un homme ne réussit à s’enfoncer dans les tréfonds de sa mémoire chancelante que grâce au concours de son entourage. Un voyage sensoriel envoûtant qui évoque aussi Cinéma Paradiso (1988) de Giuseppe Tornatore par sa pureté et surtout sa foi inaltérable envers les ressources infinies de l’illusion et plus précisément la puissance du septième art. Un périple identitaire dans un espace transitionnel qui mène de la réalité à la fiction et utilise l’une pour combler les absences de l’autre dans d’incessants allers-retours, en épousant exactement la démarche d’un scénariste modelant les choses de la vie pour les transformer en autant de rebondissements dramaturgiques. L’œuvre testamentaire d’un cinéaste épris d’absolu dont le souvenir entêtant possède le pouvoir de suggestion de certains textes d’Henry James. Avec en filigrane un mystère qui est en fait rien moins que celui de la création. Alors, ouvrons les yeux et enivrons-nous de ce film aussi sublime que miraculeux qui mérite le statut ultime de classique instantané. C'est un chef d’œuvre éblouissant.

Jean-Philippe Guerand









Manolo Solo

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