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“Oppenheimer” de Christopher Nolan




Film américain de Christopher Nolan (2020), avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Florence Pugh, Josh Hartnett, Casey Affleck, Rami Malek, Kenneth Branagh, Jason Clarke, David Krumholtz, Alden Ehrenreich, Benny Safdie, Tom Conti, Macon Blair, Dylan Arnold, Gary Oldman, Matthew Modine, Tom Jenkins… 3h. Sortie le 19 juillet 2023.



Dylan Arnold et Matt Damon



On est en droit de s’étonner que le cinéma ne se soit pas penché plus tôt sur la figure du physicien Julius Robert Oppenheimer, figure-clé de la course à la bombe atomique qui a mis un terme à la Seconde Guerre mondiale et ouvert l’ère de la dissuasion nucléaire, remise il y peu au premier plan par l’invasion russe en Ukraine. L’histoire du fameux projet Manhattan lancé en 1942, et de son directeur scientifique devenu paradoxalement l’une des bêtes noires du Maccarthysme, a pourtant déjà inspiré à l’écran Les maîtres de l’ombre (1989) de Roland Joffé deux documentaires : The Day After Trinity de Jon Else, nommé à l’Oscar en 1981, et The Trials of J. Robert Oppenheimer (2008) de David Grubin. Comme Alfred Nobel s’en est voulu toute sa vie d’avoir inventé la dynamite, ce scientifique rongé par le remords a milité jusqu’au bout pour réglementer l’usage de l’arme nucléaire. C’est cette personnalité singulière dont Christopher Nolan dresse un portrait saisissant en confiant le soin d’exprimer sa fièvre intérieure à un interprète dont il a déjà utilisé à quatre reprises le regard d’une incroyable intensité : l’Irlandais Cillian Murphy, surtout célèbre pour la série “Peaky Blinders”. Oppenheimer s’impose comme l’un de ces films monstres qu’affectionne tant le scénariste, producteur et réalisateur britannique d’Interstellar (2014) et Dunkerque (2017). Une œuvre qui brasse des thématiques aussi sérieuses que la physique quantique et la Chasse aux Sorcières, en brisant délibérément les lignes de la chronologie et même en passant du noir et blanc à la couleur, tout en associant les rudiments du cinéma classique (en l’occurrence le format 70 mm) au nec plus ultra des modes de projection : l’Imax qui remet le spectateur au centre du jeu.



Cillian Murphy et Robert Downey Jr.



Oppenheimer applique aujourd’hui l’appellation contrôlée de cinéma total à un sujet qui n’est pas des plus racoleurs. Souvenons-nous toutefois qu’au lendemain des premiers opus de sa trilogie consacrée à Batman, la Warner lui avait donné carte blanche et qu’il en est résulté une œuvre d’une audace prodigieuse, Inception, devenue à la stupéfaction du studio un nouveau succès commercial, le public ayant suivi le réalisateur dans sa folle tentative de briser les lignes, en l’occurrence en s’appuyant sur une désorganisation novatrice de l’espace dont s’est approprié la génération rompu aux jeux vidéo, aux anime et au sens de lecture inversé des mangas. Rien de tel dans son nouveau film qui est en fait peut-être tout simplement le projet le plus personnel de sa prodigieuse carrière par les échos qu’il établit avec sa personnalité au fond assez méconnue, tant il a toujours refusé de s’exposer à travers son œuvre. On notera toutefois que Christopher Nolan et J. Robert Oppenheimer affichent pour particularité commune d’avoir l’un et l’autre un frère cadet qui agit comme un collaborateur et parfois un miroir. Associé à son aîné en tant que scénariste de 2000 à 2014, Jonathan Nolan vole aujourd’hui de ses propres ailes. Une particularité intime qui sous-tend ce Biopic situé à un moment-clé de l’histoire des États-Unis, dans l’ombre d’un scientifique devenu quant à lui une icône de sagesse : Albert Einstein. lequel mériterait à son tour que le cinéma s’y intéresse enfin sérieusement. L’habileté du scénario de Nolan, qui s’inspire du livre de Kai Bird et Martin J. Sherwin paru en 2005Robert Oppenheimer : Triomphe et tragédie d’un génie”, a le grand mérite de souligner combien il a été reproché au scientifique d’avoir refusé de cautionner l’utilisation qui était faite de son invention diabolique. D’où sa comparaison avec Prométhée enchaîné…



Tom Jenkins et Matthew Modine



Oppenheimer brille par la qualité de son casting et la justesse de son interprétation, sans jamais chercher à héroïser des personnages dont la vulnérabilité affleure autant que le charisme. Deux personnages émergent de ce portrait de groupe : le lieutenant général Leslie Groves campé par Matt Damon et surtout le politicien Lewis Strauss incarné par Robert Downey Jr. qui trouve sans doute là la plus belle composition de sa carrière, comme il l’a d’ailleurs souligné lui-même. Avec en ligne de mire une probable nomination à l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle au printemps prochain. Au sein de ce monde dans lequel les femmes n’occupaient encore que des rôles accessoires, le film offre toutefois des compositions marquantes à deux comédiennes britanniques : Emily Blunt, qui campe l’épouse du scientifique, et surtout Florence Pugh dans le rôle de son ardente maîtresse coupable de sympathies communistes. Malgré la complexité du sujet, la foule de protagonistes et l’imbrication de courbes spatio-temporelles marquées par des traitements esthétiques et surtout chromatiques distinctifs tels que les affectionne Nolan, Oppenheimer réussit la gageure de rester un tableau de mœurs intelligible et palpitant de l’Amérique de l’Après-Guerre qui traite toujours le spectateur avec un respect devenu de plus en plus rare dans un cinéma hollywoodien volontiers régressif pour cause d’abus de super-héros, de manichéisme tentateur et de surcharge d’effets numériques. À ces artifices souvent frelatés, Nolan préfère notamment un travail novateur sur le son qui passe par quelques audaces fulgurantes et une partition musicale du compositeur suédois Ludwig Goränsson avec lequel il collabore depuis son précédent film, Tenet (2020). Voici une expérience immersive envoûtante qui accorde au spectateur un respect exemplaire.

Jean-Philippe Guerand







Cillian Murphy

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