Film américain de Jon S. Baird (2023), avec Taron Egerton, Roger Allan, Toby Jones, Ben Miles, Anthony Boyle, Matthew Marsh, Togo Igawa, Aaron Vodovoz, Moyo Akande, Sharon Young, Ieva Andrejevaite, Sofya Lebedeva, Oleg Stefan… 1h58. Mis en ligne le 31 mars 2023 sur Apple TV+.
Taron Egerton
Il est des films auxquels l’actualité donne un éclat particulier sinon un sens caché. C’est indéniablement le cas de Tetris qui relate l’incroyable saga d’un jeu vidéo primitif imaginé par un informaticien russe et convoité par des puissantes compagnies internationales. Une incroyable guerre industrielle advenue à la fin de l’URSS que relate Tetris, en adoptant le point de vue d’Henk Rogers, un Américain marié à une Japonaise qui va se rendre en Union soviétique pour tenter d’obtenir la licence d’exploitation de ce jeu composé de petits carrés destinés à s’imbriquer les uns dans les autres en formant des lignes et pour lequel sera développée la première console portable, la Gameboy de Nintendo. Comme Air (diffusé sur Amazon Prime) a récemment évoqué l’instrumentalisation du basketteur Michael Jordan comme ambassadeur de l’équipementier Nike, Tetris relate un bras de fer emblématique de la rivalité Est-Ouest à travers un défi frontal entre une économie étatisée et des entrepreneurs aux avant-postes d’un libéralisme décomplexé. Le film dépeint presque avec nostalgie ce combat impitoyable qui apparaît comme l’un des ultimes barouds d’honneur de la Guerre Froide et implique à la fois les premiers géants nippons du jeu vidéo, le magnat britannique Robert Maxwell et son fils, des aventuriers à la solde d’intérêts opaques et des fonctionnaires russes retranchés derrière la raison d’État.
Taron Egerton, Ieva Andrejevaite et Oleg Stefan
Au deuxième degré, Tetris apparaît comme un film de pure propagande mais irrésistiblement ludique qui trouve une résonnance particulière dans le monde si incertain de 2023 où l’économie de marché n’est plus seulement un enjeu, mais une philosophie existentielle dépourvue de scrupules. Réalisé par un cinéaste britannique remarqué pour un biopic sur un tout autre registre, Stan et Ollie (2018), ce film rocambolesque en diable porte aussi la marque reconnaissable de ses producteurs, le réalisateur Ron Howard et son associé Brian Grazer, en rendant limpide une saga plutôt complexe qui marque rétrospectivement une rupture définitive entre l’ancien monde et le nouveau. Tandis qu’en Occident et en Extrême-Orient, se profile une nouvelle génération qui va être biberonnée au culte balbutiant du jeu vidéo, la paranoïa communiste s’exprime à travers la toute-puissance du KGB et des écoutes généralisées. Loué pour sa composition en Elton John dans le biopic Rocketman (2019), Taron Egerton se révèle une fois de plus impeccable dans la peau de cet aventurier des temps modernes confronté à des puissances économiques majeures, mais guidé par sa fascination pour un jeu qui tire sa puissance addictive de sa simplicité angélique. Il aurait été vraiment regrettable de ne pas raconter cette palpitante épopée, tant elle apparaît ancrée dans un moment crucial de l’histoire du vingtième siècle par les intérêts qui s’y affrontent, en esquissant à la fois de nouveaux rapports de force et l’avènement imminent de la fameuse civilisation des loisirs. Encore était-ce avant l’ère du téléphone mobile, d’Internet et des réseaux sociaux…
Jean-Philippe Guerand
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