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“Fairytale” d’Alexandre Sokourov



Skazka Film expérimental russo-belge d’Alexandre Sokourov (2022) 1h18. Sortie le 10 mai 2023.





Voici un film comme vous n’en avez jamais vu. Une fantasmagorie historique qui prend pour cadre le Purgatoire, cette antichambre de l’éternité par laquelle sont supposés transiter les défunts avant d’être aiguillés vers l’Enfer ou le Paradis. Le cinéaste russe visionnaire Alexandre Sokourov y ressasse ses bonnes vieilles haines, lui qui a déjà consacré par le passé des films à Lénine (Taurus), Hitler (Moloch) et Hiro-Hito (Le soleil). Il accroche cette fois à son tableau de chasse le Führer, Joseph Staline, Benito Mussolini, Napoléon Bonaparte, un Winston Churchill patelin affublé de frères jumeaux et même le fils de Dieu qu’il qualifie de Force Suprême, en adoptant le ton de la poésie pour les montrer devisant sur la condition humaine, semblables à des vieillards évoquant leur folle jeunesse dans le jardin d’une maison de retraite. Comme son titre le souligne, Fairytale est une sorte de conte de la folie ordinaire où une poignée de grands de ce monde dissertent des bienfaits comparés de leur passage sur terre et de la profonde injustice dont ils ont été victimes. Sokourov se positionne au-dessus de ces belligérants qu’il présente comme de simples marionnettes agitées par une histoire qui les a dépassés avant de les balayer. Cette fantasmagorie aux décors monumentaux est la pure création de l’esprit d’un cinéaste fasciné par la tyrannie qui tire les ficelles de ses personnages en résolvant la tragédie par l’humour et une irrévérence assumée. Une seule vision ne peut pas suffire à explorer les multiples pistes qu’il entrouvre, tant il fait confiance à notre libre-arbitre pour en tirer les conclusions qui s’imposent.





Fairytale est une invitation au rêve qui passe par une utilisation ludique de la technologie au terme de laquelle, Sokourov investit un territoire inexploré du cinéma dans des décors qui évoquent à la fois les gravures illustrant l’édition Hetzel des œuvres de Jules Verne, certaines fantasmagories de Georges Méliès et les collaborations du directeur artistique Otto Hunte à Metropolis (1927) et La femme sur la lune (1929) de Fritz Lang. Reste le discours qui sous-tend ce film sorti de nulle part dans lequel dictateurs et politiciens pérorent en se rengorgeant de leur gloire défunte, comme inconscients des tragédies qu'ils ont engendrées. Visuellement saisissant, ce voyage dans un monde imaginaire qu’on pourrait qualifier de pays des morts nous propose une réflexion sur la responsabilité individuelle de ces hommes d’État qui ont réussi à entraîner des peuples entiers vers l’abîme, sans que ceux-ci soient jamais inquiétés de s’être comportés en moutons de panurge. Au-delà du tour de force technique que représente ce détournement d’images d’archive, les rencontres qu’il suscite et les propos qui s’y échangent, Sokourov manie les différents éléments constitutifs du cinéma avec une puissance dialectique novatrice qui ouvre de nouveaux horizons à un cinéma né d’un cerveau humain, au moment même où l’intelligence artificielle semble donner des idées malsaines à certains apprentis-sorciers. Ce film déconcertant en constitue le plus radical des anti-poisons par son imaginaire en fusion et sa conception très personnelle de la vérité.

Jean-Philippe Guerand








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