Film français de Mathias Gokalp (2022), avec Swann Arlaud, Mélanie Thierry, Denis Podalydès, Olivier Gourmet, Lorenzo Lefebvre, Félix Vannoorenberghe, Zéli Marbot, Malek Lamraoui, Yasin Houicha, Robin Migné, Raphaëlle Rousseau, Éric Nantchouang, Luca Terraciano, Jean Boronat… 1h57. Sortie le 5 avril 2023.
Swann Arlaud et Mélanie Thierry
Certaines thématiques nous reviennent en boomerang. C’est le cas du deuxième long métrage de Mathias Gokalp (après Rien de personnel, en 2009) : l’adaptation cinématographique de “L’établi” de Robert Linhart, témoignage paru en 1978 aux Éditions de Minuit qui levait le voile sur un phénomène oublié : la démarche entreprise à partir de 1967 par quelques centaines de militants intellectuels qui se sont fait embaucher dans des entreprises afin de pouvoir témoigner de l’intérieur de la condition ouvrière, tout en sensibilisant leurs camarades à se révolter contre leurs conditions de travail. En l’occurrence, l’auteur est parvenu à passer un an incognito en tant qu’ouvrier spécialisé dans une usine automobile. Une démarche politique oubliée qui a valu à ces militants l’appellation d’“établis”. À un demi-siècle de distance, cette initiative politique qui s’inscrivait dans une volonté de sensibilisation de la population au sort d’un prolétariat recruté pour une bonne part parmi la main d’œuvre immigrée trouve des échos dans la société française en lutte pour les retraites. Avec en prime une reconstitution particulièrement réussie de la France de ce Georges Pompidou qui s’était donné pour mission de permettre à toutes les familles françaises de disposer de leur propre “bagnole”, sans vraiment se préoccuper de la condition de ceux qui les fabriquaient dans des conditions encore archaïques. C’est ce monde perdu qu’évoque L’établi en évoquant une utopie intellectuelle qui ambitionnait de mener au Grand Soir, mais plus encore d’améliorer la condition ouvrière d’autant plus démunie qu’elle comptait dans ses rangs une forte proportion d’immigrés corvéables à merci.
Denis Podalydès (au centre)
Swann Arlaud est l’interprète idéal de cet intellectuel en immersion clandestine qui tente de sensibiliser ses collègues de travail à un travail à la chaîne qui convoque deux évocations cinématographiques de la taylorisation des années 30 : À nous la liberté (1931) de René Clair et Les temps modernes (1936) de Charlie Chaplin. L’établi brille par une reconstitution saisissante de cette ère post-soixante-huitarde où règnent des contre-maîtres tout-puissants chargés d’exécuter les basses besognes de patrons invisibles dont Denis Podalydès compose ici un spécimen méprisable à souhait de cheffaillon, Olivier Gourmet composant pour sa part avec sa faconde naturelle un personnage de prêtre-ouvrier lui aussi emblématique. Le casting constitue d’ailleurs l’un des points forts de ce film engagé qui a le mérite d’exalter une utopie aux accents de cri d’alarme qui résonne aujourd’hui en écho au climat social de la France d’aujourd‘hui, même si celui-ci se déploie sur d’autres fronts avec des aspirations d’un nouvel ordre. Reste que son message humaniste, aussi utopique puisse-t-il être, reste quant à lui d’une modernité indéniable et répond à des préoccupations toujours d’actualité dont la notion cruciale de pénibilité, au cœur du combat pour les retraites, qui ne disait pas encore son nom, mais apparaît ici essentielle. L’utopie qui baigne L’établi éclaire a posteriori le monde du travail d’un espoir fugace qui n’apparaissait à l’époque que très sporadiquement dans les rares films de fiction où il était évoqué, à l’exception notable du trop oublié Élise ou la vraie vie (1970) de Michel Drach. Ce voyage dans le temps s’impose comme une piqûre de rappel revigorante.
Jean-Philippe Guerand
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