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“Toute la beauté et le sang versé” de Laura Poitras



All The Beauty And The Bloodshed Documentaire américain de Laura Poitras (2022), avec Nan Goldin, Marina Berio, Harry Cullen, Noemi Bonazzi, Megan Kapler, Patrick Radden Keefe, John Mearsheimer, Annatina Miescher… 1h57. Sortie le 15 mars 2023.



Barbara et Nan Goldin



Il faut voir un signe majeur dans le Lion d’or surprise décerné à Toute la beauté et le sang versé, lors de la Mostra de Venise à l’instigation de sa présidente du jury, l’actrice américaine engagée Julianne Moore, qui a choisi de distinguer un documentaire parmi les nombreuses fictions en compétition, confortée dans cette détermination six mois plus tard par sa compatriote Kristen Stewart à Berlin avec Sur l’Adamant de Nicolas Philibert. Oscarisée en 2015 pour Citizenfour qu’elle avait consacré au lanceur d’alertes Edward Snowden, Laura Poitras est une réalisatrice engagée pour qui la caméra est une arme léthale. Elle le démontre une fois de plus dans son nouveau film qui propose de multiples niveaux de lecture à partir de la personnalité atypique d’une véritable icône américaine : Nan Goldin, traumatisée à l’âge de dix ans par le suicide de sa sœur aînée. Sous couvert de suivre le combat de cette photographe de renommée mondiale contre un empire pharmaceutique accusé d’avoir provoqué un génocide sournois, humainement hors de prix en regard des profits accumulés sur la vie de ses victimes, la réalisatrice plonge dans le passé de cette militante infatigable.



Nan Goldin



Cette mise en abyme vertigineuse débute comme une chronique de l’éternelle lutte du pot de fer contre le pot de terre et nous entraîne au plus profond des utopies post-soixante-huitardes et de leur foi en un monde meilleur dont on feignait de croire qu’elle pouvait déplacer des montagnes. Toujours avec la même rage de se battre pour une société plus juste et plus équitable à partir du scandale des opioïdes sous-estimé par les médias traditionnels. Une lutte finale qui se concentre autour d’un symbole : la suppression du nom de la famille Sackler en tant que généreuse donatrice du Metropolitan Museum de New York (une aile arborait même son nom), mais aussi du Louvre, du Guggenheim et d’autres grandes institutions culturelles internationales. Parce que sa philanthropie est indissociable du laboratoire Purdue Pharma et du succès de son médicament vedette, l’OxyConntin, dont l’addiction a provoqué un demi-million de victimes entre 1999 et 2019. Avec à la clé un dédommagement financier de 4,3 milliards de dollars, somme toute dérisoire par rapport aux ravages humains engendrés.



Nan Goldin



Le combat de Nan Goldin contre le géant pharmaceutique Sackler n’est pour Laura Poitras que le prétexte à plonger dans le passé de cette activiste qui a vécu dans sa chair les effets secondaires de cet empoisonnement de masse. La réalisatrice intègre d’ailleurs dans ce portrait des images tournées par les militantes de l’association P.A.I.N. (Prescription Addiction Intervention Now), entrée en guerre contre le laboratoire dont elle a tenu à documenter la démarche au fil de sa lutte sans merci. Avec en filigrane la personnalité hors du commun d’une artiste emblématique de la contre-culture des années 80 dont l’œuvre constitue un hymne à la solidarité et à la compassion exposé dans les plus grands musées de la planète, y compris certains de ceux soutenus par Sackler d’où elle les a retirés. La construction du film peut déconcerter, mais son propos interpelle par la lumière qu’il jette sur ce qui n’est rien d’autre qu’un meurtre de masse perpétré sous la forme la plus pernicieuse qui soit : l’addiction à des substances hautement toxiques entraînant la mort par overdose. Un authentique scandale d’État à ce jour aussi sous-exposé qu’impuni, malgré la dévastation qu’il a engendrée à grands renforts de marketing décomplexé. Avec en filigrane les ravages humains que la photographe a subis au plus profond de sa chair en en subissant les dégâts collatéraux irrémédiables au cœur même du cercle de ses intimes. Bref, une version King Size du scandale du Mediator commercialisé par le laboratoire Servier.

Jean-Philippe Guerand







Nan Goldin

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