Documentaire français de Christophe Cognet (2021) 1h49. Sortie le 15 mars 2023.
Une ondée sur une flaque exhume de petits granulés blancs. Une main s’en saisit, tandis qu’une voix nous explique qu’il s’agit de minuscules débris d’os humains qui exsudent des entrailles de la terre après chaque averse. Depuis huit décennies et sans doute pour longtemps encore. C’est à peu près tout ce qui reste d’un camp d’extermination dont les Nazis voulaient effacer la moindre trace. Mais c’était sous-estimer la puissance de la terre devenue charnier. Déjà remarqué pour son documentaire poignant sur les artistes qui ont continué à créer dans les camps de concentration, Parce que j’étais peintre (2013), Christophe Cognet prolonge le devoir de mémoire du regretté Claude Lanzmann en célébrant des héros de l’ombre : ces déportés qui sont parvenus à photographier le théâtre de leur martyr et à transmettre leurs clichés aux survivants. Pour qu’ils ne puissent pas oublier. Un sujet auquel l’auteur d’À pas aveugles avait déjà consacré le livre “Éclats”, sous-titré “Prises de vue clandestines des camps nazis” paru en 2019 au Seuil. Il nous offre ici une contribution essentielle pour combattre le révisionnisme toujours vivace qui menace de rallier à sa cause les futures générations vulnérables malgré elles à l’oubli et à l’indifférence.
Cognet retrace les circonstances qui ont présidé à la réalisation de chacune de ces photos précieusement conservées comme des lambeaux de mémoire et montre les trésors d’imagination déployés pour transmettre ces bribes de témoignages au monde extérieur, aussi imprévisible et peu sûr soit-il, alors même que les Nazis entendaient effacer toute trace de leurs crimes aux yeux de la postérité en appliquant la doctrine policière “pas de cadavre, pas de crime”. Il n’hésite pas pour cela à plaquer ces photos en transparence dans le cadre où elles ont été réalisées, afin d’en établir la topographie précise. Jusqu’à ce cliché inouï pris de l’intérieur même d’une chambre à gaz par un témoin mû par une détermination inhumaine. Comme un témoignage en provenance de l’enfer. À pas aveugles est un film essentiel, conçu à la fois comme une quête historique et un legs précieux offert aux survivants. C’est aussi un authentique tour de force qui relève de l’enquête criminelle de masse et répond au cynisme des Nazis acharnés à effacer les traces de leur abomination par des indices et des preuves accablantes. Au-delà du cinéma traditionnel, ce documentaire glaçant apporte une contribution majeure à la mémoire de l’un des pires crimes intentés contre l’humanité menacé d’oubli par la disparition inéluctable de ses ultimes témoins encore vivants.
Jean-Philippe Guerand
Commentaires
Enregistrer un commentaire