Zhena Chaikovskogo Film russo-franco-suisse de Kirill Serebrennikov (2022), avec Odin Lund Biron, Alyona Mikhaïlova, Filipp Aydeyev, Ekaterina Ermishina, Nikita Elenev, Yuliya Aug, Andrey Burkovskiy, Miron Fedorov, Natalia Pavlenkova… 2h23. Sortie le 15 février 2023.
Alyona Mikhaïlova
Il fut un temps, pas si lointain que cela, où le cinéma soviétique se partageait entre adaptations d’œuvres littéraires patrimoniales, exaltations de hauts faits patriotiques et biographies historiques. Les temps ont changé, le cinéma russe s’est adapté au marché, mais certains automatismes subsistent, malgré la présence dans les festivals internationaux d’une poignée de francs-tireurs dont Andreï Zviaguintsev et Kirill Serebrennikov revendiquent le titre de chef de file. La guerre en Ukraine a toutefois contribué à faire bouger les lignes et incité ces créateurs peu enclins à se soumettre au régime de Vladimir Poutine à passer à l’Ouest afin de pouvoir y poursuivre leur œuvre. Présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes et accueilli avec une froideur qui frisait l’arrogance, La femme de Tchaïkovski est sans doute ainsi pour un certain temps l’ultime film russe de son auteur dont la dernière mise en scène théâtrale, “Le moine noir”, a été présentée en ouverture du festival d’Avignon et qui est impliqué aujourd’hui dans deux projets cinématographiques majeurs tirés de livres français : les adaptations de Limonov d’Emmanuel Carrère et de La disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez.
Odin Lund Biron et Alyona Mikhaïlova
La particularité de La femme de Tchaïkovski réside dans le fait que le scénario s’attache à une passion à sens unique : celle d’une bourgeoise violemment rejetée par le compositeur sur lequel elle a jeté son dévolu et qui va tout faire pour rester à ses côtés, malgré les humiliations incessantes que lui inflige son grand homme. C’est le deuxième film que Serebrennikov consacre à un musicien après Leto (2018). Une reconstitution aux cadres épurés et aux clairs obscurs savamment ciselés qui s’attache moins à l’artiste et à sa création qu’à sa personnalité vue à travers le prisme clinique d’une passion masochiste. Le film s’en remet pour cela à une actrice exceptionnelle, Alyona Mikhaïlova, dont l’ardeur sans limites contraste avec l’indifférence arrogante qu’affiche l’objet inaccessible de sa passion à sens unique. Un compositeur considéré comme la figure majeure du romantisme russe qui a été immortalisé à plusieurs reprises au cinéma, notamment dans le biopic d’Igor Talankine Tchaïkovski (1969) et le film britannique baroque La symphonie pathétique (1971) dans lequel Ken Russell décrivait déjà l’artiste comme un homosexuel piégé par une nymphomane que campait Glenda Jackson. Une thèse que Serebrennikov reprend à son compte et en faveur de laquelle il a refusé une contribution financière de l’État russe conditionnée au fait de passer sous silence l’homosexualité du compositeur, pourtant reconnue par tous les historiens. Naguère emprisonné par le régime pour une escroquerie financière fabriquée de toutes pièces, le cinéaste écorne sans états d’âme une légende nationale aux mœurs politiquement prohibées, au regard de la rigueur morale invoquée par le Kremlin. Derrière ce biopic souvent audacieux, affleure un tableau de mœurs saisissant de la société russe tsariste qui cultive des allusions très subtiles à la pensée contemporaine dominante et résonne çà et là comme une prophétie visionnaire annonciatrice du chaos actuel.
Jean-Philippe Guerand
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