Accéder au contenu principal

“Tu choisiras la vie” de Stéphane Freiss



Film franco-italien de Stéphane Freiss (2022), avec Lou de Laâge, Riccardo Scamarcio, Pierre-Henry Salfati, Liv del Estal, Coraly Zahonero, Anna Sigalevitch, Noé Chabbat, Anaël Guez… 1h41. Sortie le 25 janvier 2023.



Lou de Laâge



Acteur rare, au propre comme au figuré, l’ex-jeune premier Stéphane Freiss cultive le perfectionnisme des artisans du temps passé, à l’image de ces ébénistes qui fabriquaient des meubles d’une splendeur à l’épreuve des siècles ou de ces joailliers dont les bijoux témoignent aujourd’hui encore d’une virtuosité perdue. Son premier film en tant que réalisateur est l’aboutissement d’un cheminement dont la longueur doit autant à son moindre souci du détail qu’aux impondérables qui se sont dressés en travers du chemin qu’il s’était tracé, dont les multiples résurgences de la pandémie de Covid-19. Tu choisiras la vie trouve son origine dans une coutume séculaire qui conduit chaque année une délégation de juifs de la communauté orthodoxe d’Aix-les-Bains à se déplacer au fin fond de la campagne des Pouilles afin d’y participer à la récolte méticuleuse des cédrats, des agrumes au goût amer dédaignés par la gastronomie qui ne doivent leur maigre réputation qu’à la place de choix qu’ils occupent depuis des siècles dans les récits fondateurs du Talmud et son orthodoxie la plus rigoureuse.



Pierre-Henry Salfati (au centre)



Au cours d’un de ces séjours traditionnels dans une ferme du Sud de l’Italie qui ressemble par bien des aspects au jardin d’Eden mais dont le propriétaire s’interdit de céder quelques arpents malgré les difficultés financières liées à cette culture d’un autre âge, une jeune femme sur le point de se marier est assaillie de doutes quant à la justesse des choix qui lui sont imposés et des conséquences que vont exercer ceux-ci sur une existence qui semble déjà tracée. Stéphane Freiss a choisi pour titre de son premier long métrage la fin d’une phrase extraite du “Deutéronome” qui dit : « J’ai placé, face à toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, tu choisiras la vie. » Une affirmation qui rapproche cette jeune femme juive en lutte contre la fatalité que lui impose sa communauté par tradition et ce propriétaire italien qui se cramponne à ses racines pour ne pas basculer dans l’inconnu. Une confrontation transcendée par la personnalité de ses deux interprètes principaux : Lou de Laâge qui a déjà tutoyé la foi dans Les innocentes (2015) d’Anne Fontaine, même si ce n’était pas la même, et l’acteur italien Riccardo Scamarcio, ici tout en ténébreuse intériorité. Un couple que sa complicité va encourager à faire bouger des vies trop longtemps figées par les contraintes et le poids écrasant de la tradition. Sujet ô combien délicat que Freiss parvient à aborder avec un humanisme qui n’est jamais réducteur, mais permet de passer outre à l’obstacle majeur d’une telle problématique : son intime cérébralité.



Pierre-Henry Salfati et Riccardo Scarmarcio



Tu choisiras la vie ne contourne aucun des écueils de son sujet et réussit la prouesse de traduire de façon intelligible ce que représente la tempête sous un crâne qui agite une jeune femme désireuse d’échapper à son milieu, en rompant avec une tradition lourde de significations qui la renvoie autant à la religion qu’aux rapports fusionnels qu’elle entretient avec sa propre famille dont elle n’est que très peu sortie. Avec de façon symbolique dans le rôle de son père une personnalité hors du commun : Pierre-Henry Salfati, réalisateur prometteur des années 80 qui s’est détourné du cinéma au profit des études cabalistiques et entre aujourd’hui dans la peau de ce personnage avec une autorité indiscutable qui va de pair avec une profonde humanité, loin du cliché de l’image autoritaire volontiers associée à ce genre de rôle. Pour avoir mûri ce film pendant une décennie, Stéphane Freiss s’est donné le temps d’en mesurer tous les pièges et d’en maîtriser le moindre détail en jouant avec habileté du pouvoir de la suggestion et des non-dits. À l’image de la jeune femme campée par Lou de Laâge qu’il a choisi d’exposer sans maquillage (à l’exception d’une scène), ce film est une somptueuse mise à nu qui invite à la réflexion et à la tolérance à travers des questionnements rien moins qu’existentiels. De ceux qui nous poursuivent longtemps après la fin de la projection, tant ils touchent à des questions universelles.

Jean-Philippe Guerand








Anaël Guez et Lou de Laâge

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract