Documentaire franco-américano-suisse de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor (2022) 1h58. Sortie le 11 janvier 2023.
Voici un film dont le titre latin souligne justement l’étrangeté. Un geste de cinéma qui s’inscrit dans la lignée d’un autre long métrage sorti en 2021, Il n’y aura plus de nuit d’Éléonore Weber, dont la particularité consistait à avoir été tourné dans son intégralité par des drones de combat équipés de caméras infrarouges. Un arsenal technologique qui prend ici la forme de ces appareils miniaturisés dont se servent les chirurgiens pour pratiquer des opérations délicates, en observant sur un écran ce qu’il leur est impossible de voir à l’œil nu, afin d’intervenir avec la meilleure précision possible. La puissance de De humani corporis fabrica repose sur le contraste saisissant qui existe entre l’immersion des appareils de prises de vue dans les entrailles les plus inaccessibles du corps humain et les commentaires prosaïques de ceux qui pratiquent ces opérations avec des gestes étudiés et semblent parfois davantage préoccupés par l’endroit où ils vont aller déjeuner que par des gestes de routine qu’ils pratiquent comme instinctivement, même si ce sont bien toujours des vies humaines qu’ils ont entre leurs mains. Vu de l’extérieur, il s’agit de technologies de pointe. Pour celles et ceux qui les pratiquent au quotidien, ces opérations relèvent peu ou prou de la routine associée à une indéniable dextérité. Qu’il s’agisse de l’ablation d’une tumeur ou d’une interruption volontaire de grossesse. De l’exceptionnel à la banalité considérés en plein cœur d’un bloc opératoire où ce qui est exceptionnel pour les opérés relève de la routine pour les chirurgiens.
Il y eut naguère deux films de science-fiction hollywoodiens qui s’attachaient à l’exploration du corps humain sous l’effet d’une miniaturisation et y ont gagné l’un et l’autre l’Oscar des meilleurs effets spéciaux en explorant ce que nous avons de plus tabou : notre organisme, avec une trivialité qui atteignait parfois à la poésie la plus surréaliste. Dans Le voyage fantastique (1966) de Richard Fleischer, un sous-marin était envoyé au plus profond du corps d’un savant entre la vie et la mort. Dans L’aventure intérieure (1987) de Joe Dante, un militaire se retrouvait prisonnier du corps d’un employé de supermarché. De humani corporis fabrica démontre que ce qui était alors une utopie fertile aux plus folles élucubrations hollywoodiennes a fini par devenir une réalité tangible, au point que sa banalisation a contribué à la vulgariser sinon à la banaliser. Reste que la confrontation du grand public aux images les plus triviales de son intimité biologique reste sans doute l’un des ultimes tabous. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor le démontrent en poussant le cinéma dans une autre dimension spatio-temporelle où la dissociation étudiée de l’image et du son engendre des réactions épidermiques extrêmes, en suscitant des interrogations rien moins que métaphysiques. Ce film est de ceux qui s’assimilent en deux temps : sa vision proprement dite, puis les réflexions qu’il suscite. Il faut donc, pour l’apprécier, passer outre ses réticences et accepter ce voyage en terre inconnue comme une expérience inédite et parfois éprouvante sur fond de chair et de sang.
Jean-Philippe Guerand
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