Accéder au contenu principal

“Ashkal, l’enquête de Tunis” de Youssef Chebbi



Ashkal Film tuniso-français de Youssef Chebbi (2022), avec Fatma Oussaifi, Mohamed Houcine Grayaâ, Rami Harrabi, Hichem Riahi, Nabil Trabelsi, Bahri Rahali… 1h32. Sortie le 25 janvier 2023.



Fatma Oussaifi



Le film noir a ceci de particulier qu’il est le réceptacle idéal de tous les fantasmes, mais aussi un catalyseur des turpitudes les moins avouables et les mieux cachées des sociétés dans lesquelles il s’inscrit. Cette tradition cinématographique se décline aujourd’hui dans un quartier ô combien symbolique de Tunis, les Jardins de Carthage, un programme immobilier initié par l’ancien régime et demeuré longtemps gelé au lendemain de la révolution de 2011. Comme une forêt pétrifiée de béton et de poutrelles métalliques. C’est au beau milieu de ce chantier qu’apparaît un corps calciné qui évoque certaines immolations politiques surgies du passé. Prétexte à une enquête qui va réveiller les spectres d’un passé encombrant… Youssef Chebbi utilise les conventions classiques du cinéma de genre pour décrire les dessous d’une Tunisie rarement filmée de la sorte. À la destination touristique écrasée par le soleil, il oppose l’envers du décor : un état policier assombri par ses démons qui aimerait tirer un trait définitif sur son passé sans nettoyer pour autant les écuries d’Augias. Sous couvert de suivre un policier qui applique sans état d’âme des consignes d’une autre ère, là où son adjointe incarne une génération en phase avec son époque, Ashkal, l’enquête de Tunis propose une plongée dans les arcanes d’une société à deux vitesses où les nantis se sont appropriés souvent de manière illégale ce qui manque cruellement au peuple et l’a incité à se révolter.



Fatma Oussaifi



Remarqué pour deux courts métrages et sa contribution au documentaire Babylon (2012) et au thriller Black Medusa (2021), Youssef Chebbi transgresse les conventions du film noir pour dresser un état des lieux de la Tunisie d’aujourd’hui et des frustrations suscitées par les espoirs sans lendemain du Printemps arabe. Ashkal, l’enquête de Tunis se présente en quelque sorte comme le pendant logique d’un autre film présenté lors du dernier Festival de Cannes, Harka de Lofty Nathan, avec pour point de convergence cette révolution avortée et une remise en question d’une doctrine autoritaire héritée d’une ère révolue. Le scénario joue d’ailleurs habilement du tandem qu’il met en scène : avec Mohamed Grayaâ en flic à l’ancienne et son adjointe que campe la danseuse Fatma Oussaifi en incarnation de cette femme tunisienne d’aujourd’hui à la pointe de la modernité au sein d’une société qui n’avance bien souvent qu’à pas comptés, pour ne pas dire à reculons. On est évidemment plus près ici de l’intrigue filandreuse mise en scène par Francesco Rosi dans Main basse sur la ville (1963) que de la tradition hollywoodienne du film noir, mais Youssef Chebbi connaît assurément ses classiques et établit un parallèle judicieux entre ces deux rivages méditerranéens aux prises avec la légalité. Avec en prime une bande originale somptueuse due au compositeur suisse-allemand Thomas Kuratli qui confère une autre dimension à cette errance à travers un labyrinthe.

Jean-Philippe Guerand








Fatma Oussaifi et Mohamed Houcine Grayaâ

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract