Film franco-hispano-portugo-allemand d’Albert Serra (2022), avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Matahi Pambrun, Marc Susini, Sergi López, Alexandre Melo, Montse Triola, Cécile Guilbert, Lluis Serrat, Michael Vautr, Mike Landscape… 2h45. Sortie le 9 novembre 2022.
Benoît Magimel
Cinéaste décidément insaisissable, Albert Serra avance résolument dans son œuvre comme un spéléologue sur la piste d’une source souterraine miraculeuse. Il s’attache dans son nouveau film à la personnalité d’un haut-commissaire de la République à Tahiti qui prodigue ses bons offices avec un sens consommé de la diplomatie, en veillant aux intérêts de la France, tout en scrutant les moindres signes annonciateurs d’une possible rébellion dans ce paradis en suspension entre le ciel et l’eau. Avec en guise de menace fantasmée une hypothétique reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique qui réveille parmi la population un spectre de mauvais aloi de nature à provoquer des troubles dans ce paradis. Après avoir relaté minute par minute l’agonie du Roi Soleil dans La mort de Louis XIV (2016) et réuni des libertins mis au ban de la cour de Louis XVI dans Liberté (2019), le cinéaste catalan place son nouveau film sous le double parrainage de la nostalgie coloniale chère à Marguerite Duras et des atmosphères délétères qu’affectionnait tant Joseph Conrad. Avec pour centre de gravité un manipulateur narquois et désabusé que campe avec autant d’élégance que de détachement distingué Benoît Magimel, décidément parvenu aujourd’hui à un niveau d’excellence dont le gamin frondeur de La vie est un long fleuve tranquille (1988) ne laissait rien esquisser.
Benoît Magimel
Pacifiction – Tourment sur les îles décrypte de façon savoureuse les codes de bienséance de la société coloniale dans un paysage de carte postale où le temps semble comme suspendu. Jusqu’à l’irruption suspecte d’un sous-marin croisant au large qui pourrait s’avérer annonciateur de lendemains qui déchantent. Serra met en scène ce monde comme une scène de théâtre dont les acteurs se donneraient une importance excessive pour rompre la monotonie d’une société crispée sur ses conventions d’un autre âge. Quitte à ne pas prêter attention à l’évolution des mœurs. À l’instar de ce beau jeune homme dont tout porte à croire qu’il n’appartient pas tout à fait à son sexe, mais qui est là pour remplir la fonction sociale qui lui a été assignée, sans que quiconque se soucie de sa véritable identité. L’un des secrets du charme que distille ce film singulier réside dans sa façon de gérer la durée. Deux heures quarante-cinq où le temps semble comme figé par la répétition des rituels, mais aussi dilaté par cette léthargie souvent associée à la peinture des mœurs coloniales comme une sorte de cérémonial immuable. Avec en filigrane l’attente d’un hypothétique impondérable susceptible d’introduire de la fantaisie parmi ce monde de faux-semblants que régissent des pratiques d’un autre âge et des conversations faussement superficielles. Un univers désuet dont Serra décrit les apparences comme les non-dits avec son humour pince-sans-rire inimitable qui prouve qu’il n’en est jamais vraiment dupe.
Jean-Philippe Guerand
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