Film franco-américain de Frederick Wiseman (2022), avec Nathalie Boutefeu. 1h03. Sortie le 19 octobre 2022.
Nathalie Boutefeu
Frederick Wiseman est depuis six décennies l’un des grands maîtres américains du cinéma documentaire. Son style se caractérise par des durées souvent fleuves et une absence totale de commentaire. Chez lui, c’est au spectateur et à lui seul de juger. Pas question de lui mâcher la besogne sous quelque forme que ce soit. Le réalisateur s’était naguère offert une incursion dans la fiction en portant à l’écran le dix-septième chapitre du roman de Vassili Grossman “Vie et destin” dans La dernière lettre (2002). Vingt ans plus tard, il a recours à un dispositif assez proche et à une actrice unique (hier Catherine Samie, aujourd’hui Nathalie Boutefeu) pour évoquer l’union de l’écrivain russe Léon Tolstoï à travers le témoignage de son épouse, Sophie, qui lui a donné treize enfants au fil de trente-six années de vie conjugale. Une confession dans les décors tourmentés d’une côte sauvage qui raconte un géant de la littérature mondiale à travers le témoignage de son épouse conciliante et des multiples sacrifices auxquels elle a dû se résoudre pour que son mari puisse se concentrer pleinement sur son œuvre, tout en donnant çà et là d’incessants coups de canif à leur contrat de mariage.
Nathalie Boutefeu
C’est à la faveur de l’isolement forcé dû à la Covid-19 que Frederick Wiseman a développé ce projet minimaliste d’à peine plus d’une heure avec la complicité de celle qui en interprète le rôle principal, Nathalie Boutefeu, formidable comédienne qui n’a ici pour partenaire que la nature avoisinante. Sa composition est d’autant plus remarquable qu’elle doit jouer seule et passer par à peu près toute la gamme des sentiments, en évoquant une relation exceptionnelle à laquelle elle seule peut donner chair. Un pari d’autant plus réussi qu’Un couple réussit la prouesse de donner chair à son grand absent, l’écrivain Léon Tolstoï, qui n’existe qu’à travers la voix de son épouse et une puissance d’évocation qui passe par un monologue extrêmement ciselé. Double défi pour Wiseman qui s’astreint pour la deuxième fois à diriger une actrice française dans une langue qu’il ne maîtrise pas totalement, qui plus est sans le moindre partenaire. Un couple nous entraîne dans un autre monde et nous invite à méditer sur la puissance de la célébrité et l’ombre à laquelle elle condamne celles et ceux qui en constituent les faire-valoir malgré eux. Comme une sorte d’immersion à visage humain dans les coulisses de la gloire en très bonne compagnie. Et la performance de la trop rare Nathalie Boutefeu est vraiment à la démesure de cet enjeu essentiel.
Jean-Philippe Guerand
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