Documentaire belge de Jean Libon et Yves Hinant (2020), avec Jean-Michel Lemoine, Anne Gruwez… 1h43. Sortie le 28 septembre 2022.
Jean-Michel Lemoine et Anne Gruwez
La réalité dépasse bien souvent la fiction. En voici une preuve parmi tant d’autres. Après avoir illustré ce truisme pendant des années en tant que producteur de l’émission télévisée “Strip-tease“, Jean Libon a accompli des débuts remarqués au cinéma avec Ni juge, ni soumise (2017), lauréat du César du meilleur documentaire dans lequel son collègue Yves Hinant et lui suivaient le quotidien de la magistrate Anne Gruwez. Une femme déterminée qu’on retrouve au début de sa carrière comme personnage secondaire de Poulet frites, la version cinématographique d’un reportage tourné en 2008, “Le flic, la juge et l'assassin” qui ne durait que sept minutes de moins que le film mais en proposait un montage très différent. C’est en revisionnant la centaine d’heures de rushes accumulés pour cette émission que les réalisateurs ont trouvé la matière de ce long métrage en noir et blanc qui s’attache à l’enquête menée par un policier bruxellois (le “poulet” du titre), avec pour seul indice tangible une poignée de frites et pour suspect un toxico qui résume son innocence en une phrase : « Si je l’avais tuée, je m’en souviendrais quand même ! »
Ce film est au cinéma vérité ce qu’un épisode de “Columbo” est à la série télé : une sorte de prototype de la routine policière à travers une enquête criminelle a priori banale. Il s’agit aussi de la description hyperréaliste de cette réalité prosaïque du métier d’enquêteur qu’a si bien décrit récemment Dominik Moll dans La nuit du 12 : un travail éminemment ingrat qui consiste à nettoyer les écuries d’Augias en plongeant parfois en apnée parmi les plus obscurs tréfonds de l’âme humaine, sans la moindre garantie de confondre le véritable coupable. Tempête sous un crâne, Poulet frites suit cette enquête aux côtés de Jean-Michel Lemoine, un fonctionnaire zélé et tatillon dont le professionnalisme aiguisé et le bon sens à toute épreuve contrastent avec les chemises bariolées. Le quotidien d’un policier intègre qui prend sa mission extrêmement à cœur et refuse de se résoudre aux évidences les plus criantes, sans s’identifier pour autant à son compatriote Jules Maigret ou un quelconque autre fin limier de fiction. Son ordinaire prête moins aux morceaux de bravoure.
En nous donnant à suivre pas à pas cette enquête qui dresse un portrait bien peu flatteur de l’humanité dans ce qu’elle a de plus pathétique, Jean Libon et Yves Hinant mettent en évidence la logique moins rationnelle qu’on ne pourrait le penser à laquelle répond une investigation en bonne et due forme. Cette figure imposée a nourri bon nombre de fictions sophistiquées depuis l’aube du septième art. Le spectateur évolue donc ici en terrain familier. Avec cette montée d’adrénaline en plus que justifie sa confrontation au réel le plus sordide : les témoins semblent tout droit sortis d’un polar dialogué par Michel Audiard. Quant à l’atmosphère, c’est celle qu’ont reproduit à la perfection Maurice Pialat dans Police (1985), Bertrand Tavernier dans L.627 (1992) ou Maïwenn dans Polisse (2011). Résultat : un spécimen fascinant d’hyperréalisme naturaliste dont on peut juste s’étonner qu’une caméra ait réussi à l’appréhender avec autant de justesse. La durée du tournage et l’habileté du montage y sont sans doute pour beaucoup. La puissance du réel s’avère saisissante.
Jean-Philippe Guerand
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