Film espagnol de Fernando León de Aranoa (2021), avec Javier Bardem, Óscar de La Fuente, Manolo Solo, Mara Guil, Almudena Amor, Nao Albet, Maria de Nati, Sonia Almarcha… 2h. Sortie le 22 juin 2022.
Un chef d’entreprise imbu de lui-même jette ses ultimes forces dans ce qui s’annonce comme sa consécration professionnelle et personnelle. Alors qu’approche la visite impromptue d’une délégation chargée d’entériner son éligibilité au seul trophée qui manque encore à son palmarès, celui qui marquera le couronnement de sa fabrique de balances industrielles, son entourage n’a de cesse de lui renvoyer des signes inquiétants qui constituent autant d’obstacles potentiels à sa béatification suprême sur l’autel du capitalisme à tout crin. Lorsqu’un ouvrier licencié entreprend de planter sa tente devant l’entrée de l’usine pour faire valoir ses droits à un traitement équitable, la provocation atteint son comble. Surtout que simultanément, les nuages s’amoncellent pour gâcher la consécration annoncée. Le chemin vers la gloire prend ainsi l’allure d’un véritable parcours du combattant organisé sur un champ de mines pavé de mauvaises intentions où vraiment tout peut arriver…
Javier Bardem
Couronné de six Goyas en avril dernier, dont ceux du meilleur scénario, de la meilleure réalisation, du meilleur film et du meilleur acteur, El buen patròn est une charge sans pitié qui fait rire par son accumulation exponentielle de petits tracas et de grosses contrariétés. Le mérite en revient pour une bonne part à la composition ahurissante de Javier Bardem en potentat satisfait de lui qui est prêt à tuer père et mère pour ajouter le trophée qui manque à son tableau de chasse de chef d’entreprise, autant dépourvu de pitié que dénué d’états d’âme. Le danger est pourtant à sa porte, quand il croit l’avoir localisé parmi des ennemis potentiels. Qu’il s’agisse d’un contremaître que son infortune conjugale mène au bord du KO technique ou d’une stagiaire qui a une fâcheuse tendance à se prendre pour une femme fatale…
Javier Bardem et Almudena Amor
Pour s’être rencontrés il y a tout juste vingt ans sur Les lundis au soleil, Fernando León de Aranoa et Javier Bardem ont appris à se connaître et à se vouer une confiance réciproque qui passe par une volonté commune de se dépasser. En l’espace de quatre films, leur complicité les a encouragés à élever le niveau de leurs ambitions pour atteindre aujourd’hui à une osmose qui les pousse l’un comme l’autre à se transcender. Même dans un rôle aussi antipathique que celui qu’il incarne dans cette charge féroce, l’acteur réussit à séduire et à fasciner, là où n’importe quel autre interprète ne susciterait que mépris et dégoût. Il suffit de le voir truquer le fonctionnement de la balance à plateaux située à l’entrée de sa fabrique pour comprendre qu’il n’éprouve pas le moindre scrupule lorsqu’il s’agit d’assurer sa domination sans partage. C’est bel et bien l’équilibre qui constitue l’unique épicentre de ce jeu de dupes sur fond de lutte des classes. Et la loi du plus fort est comme il se doit toujours la meilleure, même si c’est aussi celle qui engendre le plus de dommages collatéraux.
Au-delà de ce personnage autocratique qu’il compose avec une jouissance communicative, Javier Bardem est l’incarnation vivante d’un capitalisme sans foi ni loi qui est prêt à tout pour triompher de la concurrence autant que de ses forces vives, quitte à exercer une domination aveugle qui ne peut s’épanouir que dans le cynisme pur et dur. Sans véritablement prendre parti, cette chronique sociale assoit sa férocité endémique sur un énième avatar de la lutte des classes dont le mot d’ordre consiste à diviser pour mieux régner. Face à ce “bon patron” qui ne sert que ses intérêts et son incommensurable vanité, ses employés ne sont guère mieux lotis que ses concurrents, l’objectif suprême restant le profit à tout prix. Il émane de cette satire impitoyable un ton guilleret et un cynisme qui évoquent certaines comédies italiennes de l’âge d’or et renouent avec cette tradition espagnole de l’eau-forte qu’illustrèrent naguère des précurseurs tels que Luis Berlanga, Juan Antonio Bardem et Luis Buñuel. Avec toujours en ligne de mire la nature humaine confrontée aux pires turpitudes. Et aussi une capacité à basculer brusquement de la comédie à la tragédie sans épargner quiconque.
Javier Bardem
El buen patrón est une comédie de mœurs qui prend pour cadre un décor de plus en plus déserté par le cinéma contemporain : le monde du travail dans toute son horreur, davantage que dans sa noblesse dérisoire. Le réalisateur n’y épargne aucun de ses personnages et se garde bien de jamais favoriser l’un au détriment des autres. On devrait haïr de bon cœur ce patron amoral qu’incarne Javier Bardem. Mais c’est inutile, car il apparaît en fait comme son pire ennemi. C’est lui seul qui a réchauffé ses ennemis comme autant de vipères en son sein. Lui aussi qui apparaît pathétique et pitoyable à travers son incapacité à faire face aux ennemis qu’il s’est lui-même créés. Derrière ses lunettes et sous sa chevelure blanchie, Javier Bardem excelle sur un registre dans lequel on ne l’a pas vu si souvent : la comédie. Pour reprendre le titre d’un des films les plus incompris du cinéaste marxiste Bernardo Bertolucci, cette tragédie d’un homme ridicule esquisse les contours d’un paysage social ravagé par un capitalisme carnassier. Cet avatar du cinéma politique s’inscrit en fait parfaitement dans notre époque par son traitement narquois de la lutte des classes. Et après tout, il vaut mieux en rire pour ne pas désespérer…
Jean-Philippe Guerand
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