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“Varsovie 83, une affaire d’État” de Jan P. Matuszyński



Żeby nie było śladów Film polono-franco-tchèque de Jan P. Matuszyński (2021), avec Tomasz Ziętek, Sandra Korzeniak, Jacek Braciak, Agnieszka Grochowska, Mateusz Górski, Robert Więckiewicz, Tomasz Kot, Sebastian Pawlak, Mateusz Górski… 2h39. Sortie le 4 mai 2022.



Mateusz Górski et Tomasz Ziętek



Le 12 mai 1983, alors même que la loi martiale qui sévit en Pologne vient d'être suspendue, au cours d’une sortie avec son ami Jurek Popiel, à la veille d’un examen déterminant, Grzegorz Przemyk subit un banal contrôle d’identité avant de se retrouver interpellé puis passé à tabac par la police. Un banal refus d’obtempérer qui lui coûtera la vie et donnera lieu à un âpre combat entre le pouvoir du général Jaruzelski et le syndicat Solidarność qui soutient la mère du jeune défunt. Avec pour enjeu la tenue d’un procès dont le pouvoir ne veut surtout pas entendre parler, de crainte d’avoir à rendre des comptes à une opinion publique déjà passablement échauffée. Une affaire cauchemardesque traitée sous la forme d’un thriller engagé comme auraient pu en réaliser Francesco Rosi, Ken Loach ou Costa Gavras. En l’occurrence, le trentenaire Jan P. Matuszynski souligne comment une bavure policière habilement exploitée était de nature à faire trembler le pouvoir politique dans une Pologne à la pointe de la rébellion contre l’URSS.



Agnieszka Grochowska et Tomasz Ziętek



Ce film naturaliste, qui se réclame ouvertement des œuvres les plus polémiques d’Andrzej Wajda et de sa scénariste Agnieszka Holland, décortique habilement un système politique au bout du rouleau, à travers les destins liés de deux jeunes gens dont l’un va le payer de sa vie et dont l’autre va devoir jouer le rôle ingrat de témoin à charge. La mise en scène adopte la forme de l’enquête pour élucider une bavure policière qui prend assez rapidement l’allure d’une affaire d’État par le système qu’elle met en évidence et le silence étouffant qui entoure généralement des pratiques prohibées initiées par des fonctionnaires trop zélés avec l’aval complaisant de leur hiérarchie. Varsovie 83, une affaire d’État réussit la prouesse de faire revivre la Pologne grisâtre des années 80 avec une qualité telle qu’on jurerait être en train de regarder un film d’époque. Non seulement la reconstitution respecte autant les mentalités que l’esthétique vintage, mais le réalisateur apporte un soin particulier à montrer ce qu’était le quotidien de la jeunesse polonaise d’alors, constamment à la merci d’une arrestation abusive ou d’une bavure, voire des deux comme dans l’affaire qu’il évoque où tous les coups sont permis, à commencer par les plus bas.



Tomasz Ziętek



C’est à dessein que le réalisateur s’est limité à l’évocation des événements survenus entre 1983 et 1984. De son aveu même, une adaptation littérale du livre dont il s’est inspiré aurait pu faire l’objet de trois saisons d’une série télévisée. C’est dire combien la matière dont il disposait était riche. Matuszynski adopte la facture du thriller pour mettre en évidence ce qui constitue un authentique crime d’État, mais va se heurter à la ténacité de la mère du défunt, elle-même militante de Solidarność en qui le syndicat voit une opportunité de défier frontalement le pouvoir, en le contraignant à adopter une posture défensive afin de faire réagir l’opinion publique et de susciter une prise de conscience déterminante. Ce sont tous ces rouages que met en évidence le film, en montrant comment les autorités polonaises se trouvent contraintes d’aller jusqu’au procès, donc de rendre des comptes à son propre peuple, après avoir usé de tous les moyens à sa disposition pour s’en dispenser, parmi lesquels les menaces et la calomnie. Avec ce corollaire qui veut que l’objectif de cette enquête ne consiste pas à désigner un coupable, ni même un bouc émissaire, mais plutôt à utiliser cette affaire comme une chambre d’écho, en soulignant qu’elle témoigne des pratiques institutionnalisées d’un système aux abois devenu incapable de résister à la soif de liberté de sa jeunesse étouffée.



Tomasz Ziętek



Ce film engagé ne se contente pas de suivre une enquête, il choisit pour protagoniste principal le meilleur ami du défunt. Un jeune homme déchiré entre sa culpabilité d’avoir survécu à son camarade, sa volonté de voir la vérité triompher et un besoin viscéral de poursuivre sa propre vie tant bien que mal. Le pari audacieux de Varsovie 83, une affaire d’État est de ne chercher à héroïser véritablement aucun de ses personnages, en résistant à leur instrumentalisation par le régime comme par Solidarność. Aussi exemplaire puisse-t-elle être, cette affaire met en évidence un processus diabolique qui consistait à nier la valeur de l’individu au profit d’une raison d’État au fond assez illusoire, même si elle constituait le faux nez d’un régime totalitaire en train de vaciller sur ses bases. Avec en prime une partition musicale formidable du jazzman sans frontières Ibrahim Maalouf qui souligne l’atmosphère anxiogène de ce film réglé au cordeau.



Tomasz Ziętek



Varsovie 83, une affaire d’État n’est que le deuxième long métrage de son réalisateur, jeune homme né ironiquement en… 1984 qui s’empare de l’histoire de son pays et la traite en adaptant son style à l’époque qu’il reconstitue. Avec en prime un parti pris passionnant qui consiste à mêler des personnages de fiction à des figures historiques familières dont le sinistre général Jaruzelski évoqué le temps d’une scène, calvitie et lunettes noires de méchant d’anthologie en uniforme. Venu du documentaire, Matuszynski reconstitue l’époque avec un mimétisme esthétique bluffant et démonte méthodiquement une dialectique qui s’enraie lorsqu’elle se trouve confrontée à l’épreuve des faits. Au-delà du témoignage qu’il apporte sur une époque aujourd’hui entrée dans l’histoire avec un grand H, ce film brillant présenté en compétition à la dernière Mostra de Venise trouve des échos troublants dans notre époque, ce qui est l’apanage des œuvres artistiques les plus puissantes.

Jean-Philippe Guerand





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