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“Les passagers de la nuit” de Mikhaël Hers



Film français de Mikhaël Hers (2020), avec Charlotte Gainsbourg, Quito Rayon-Richter, Noée Abita, Megan Northam, Thibault Vinçon, Emmanuelle Béart, Laurent Poitrenaux, Didier Sandre, Lilith Grasmug… 1h51. Sortie le 4 mai 2022.



Charlotte Gainsbourg



Les cinéphiles s’en souviennent : il y eut dans l’immédiat Après-Guerre un film noir de Delmer Daves intitulé Les passagers de la nuit dans lequel un dangereux criminel en cavale subissait une opération de chirurgie esthétique avant qu’on ne voie apparaître sous ses bandelettes de cicatrisation le visage d’Humphrey Bogart. Rien de tout cela dans le film homonyme de Mikhaël Hers qui navigue quant à lui au cœur de l’intime, dans le tourbillon des sentiments. Sinon que ses personnages y avancent eux aussi masqués par les états d’âme qui conditionnent le plus souvent leurs actes. Sans être pour autant des héros à proprement parler. Son nouveau film débute le 10 mai 1981, lorsque la France de gauche célèbre, un soir de pluie dans le fracas joyeux des klaxons, l’élection tant attendue de François Mitterrand, le premier président socialiste de la Cinquième République. Fraîchement larguée par son mari, Elisabeth se retrouve seule et un peu désemparée pour élever ses deux adolescents, Matthias et Judith. Alors, elle décroche un emploi d’assistante d’antenne dans une station de radio pour boucler des fins de mois parfois acrobatiques. Simultanément, elle met spontanément une chambre de bonne à disposition de Talulah, une jeune fille à la dérive qui s’intègre rapidement à la petite famille…



Noée Abita et Charlotte Gainsbourg



Mikhaël Hers ne craint pas de se frotter aux grands sentiments et de jouer la carte du romanesque le plus échevelé, parce qu’il aime inconditionnellement ses personnages, pour leurs qualités comme pour leurs défauts. Tous ses films reposent sur cette équation, périlleuse à des degrés divers, où l’empathie se doit d’être contagieuse pour fonctionner pleinement. Dans Memory Lane, il mettait en scène les retrouvailles d’une bande de copains. Dans Ce sentiment de l’été, il s’attachait à un travail de deuil collectif et douloureux, Dans Amanda, il confrontait un trentenaire célibataire à la fille d’une victime des attentats du 13 novembre. La grande histoire n’est jamais très loin de ses protagonistes dont elle modèle les destinées sans vraiment les ménager. Quant à l’émotion, elle est toujours au rendez-vous de ses films. Il met cette fois en scène une famille confrontée à l’évolution des mœurs dans une France mitterrandienne où la condition féminine semble encore d’un autre âge et contraint une mère au foyer à trouver un emploi pour se donner les moyens de son indépendance, à défaut de pouvoir compter sur une pension alimentaire hypothétique afin d’assurer l’entretien de ses enfants, eux-mêmes à l’âge des choix les plus importants de leur existence, mais aussi de donner un nouveau sens à sa vie.



Charlotte Gainsbourg et Emmanuelle Béart



Les passagers de la nuit brille par sa façon de décrire une société en pleine ébullition, à travers le destin d’une famille presque comme les autres, en transcendant l’une et l’autre en paradis perdus. Mais si le contexte politique et sociologique est omniprésent, il n’est aux yeux de son réalisateur que le révélateur de la révolution des mœurs qui l’accompagne, à travers des personnages typiques de leur époque, de la junkie punk que campe Noée Abita, la révélation d’Ava et de Slalom, à l’animatrice radio déterminée qu’incarne Emmanuelle Béart, impressionnante en garçonne dans l’un de ses plus beaux rôles depuis des lustres, qu’on devine inspiré par Macha Béranger et autres oiseaux de nuit des lignes ouvertes. Comme en écho à une autre chronique générationnelle sortie il y a quelques mois et couronnée cette année du César du meilleur premier film : Les magnétiques qui évoquait le temps héroïque des radios libres. Mikhaël Hers aime les acteurs et ils le lui rendent généreusement. Charlotte Gainsbourg déploie des trésors de maladresse et de tendresse dans le rôle de cette mère protectrice, parfois moins mûre que ses enfants, qui hésite à s’affirmer dans un monde d’un autre âge où il n’existe plus le moindre espace libre entre féminisme et machisme. Avec aussi ces frère et sœur qui personnifient cette fameuse génération Mitterrand en passe de devenir un slogan : Quito Rayon Richter et Megan Northam. Ils ont pour eux une fraîcheur qui sied à leurs rôles.



Quito Rayon-Richter et Noée Abita



Nul besoin d’avoir grandi dans les années 80 pour goûter à cette bouffée de nostalgie bien tempérée. Les passagers de la nuit nous embarque dans une France pas si lointaine que ça qui avait pour elle d’avoir cru au “Grand Soir” et d’exalter la solidarité à travers un mouvement comme SOS Racisme, au moment même où le Bloc de l’Est commençait à se fissurer. En se mettant à la hauteur exacte de ses personnages, et en esquissant simultanément les portraits de deux générations unies dans l’espoir d’un monde meilleur, Mikhaël Hers ouvre généreusement les vannes de la nostalgie et nous offre un film aussi bouleversant qu’enthousiasmant sur une période controversée qui appelle aujourd’hui à la nostalgie, sans que le cinéma s’y soit vraiment intéressé autrement que dans le fameux États d’âme (1986) de Jacques Fansten, dans une moindre mesure Le péril jeune (1994) de Cédric Klapisch et une poignée de téléfilms. Comme quoi, la nostalgie est vraiment toujours ce qu’elle était.

Jean-Philippe Guerand







Quito Rayon-Richter, Megan Northam,

Charlotte Gainsbourg et Noée Abita

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