Film français d’Arnaud Desplechin (2022), avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Patrick Timsit, Golshifteh Farahani, Cosmina Stratan, Benjamin Siksou, Saverio Maligno, Max Baissette de Malglaive… 1h50. Sortie le 20 mai 2022.
Après avoir signé avec son adaptation de Tromperie un pur film d’amour, Arnaud Desplechin en signe l’exact opposé avec Frère et sœur, film choral dans la lignée de Rois et reine (2004) en plus âpre. Alice a longtemps vénéré son aîné, Louis, écrivain brillant et charmeur dans l’ombre écrasante duquel elle a grandi tant bien que mal. Et puis, un jour, tout s’est brisé et la haine s’est substituée à l’amour, avec son cortège de malentendus en cascade. Parce que c’était pour elle actrice une question de vie ou de mort pour pouvoir s’épanouir sur le plan artistique et exister enfin par elle-même. Au point que quand Louis a perdu la chair de sa chair, cet aîné pétri de principes a chassé de la veillée funèbre l’émissaire d’Alice, sous prétexte qu’elle n’avait jamais jugé utile de rencontrer son neveu de son vivant et pensait pouvoir se racheter ainsi post mortem. Une scène qui fait écho au premier film du cinéaste, La vie des morts, qu’il dit avoir tourné comme s’il devait aussi s’agir du dernier. Et puis, l’absence et l’éloignement ont creusé un fossé abyssal entre ceux qui s’étaient sans doute trop aimés dans leur jeunesse pour ne pouvoir se déchirer que dans les cris et la douleur. L’hospitalisation simultanée de leurs parents va les remettre en contact malgré eux et les contraindre à s’expliquer une bonne fois pour toutes…
Avec ce scénario foisonnant comme il les affectionne, qu’il a conçu à quatre mains avec sa partenaire habituelle, Julie Peyr, Arnaud Desplechin navigue en terrain connu et explore un terrain d’investigation cher à son cœur : la famille. Il y a décidément dans son cinéma quelque chose de ces romans russes foisonnants d’emphase et d’excès dont les protagonistes ne se complaisaient et ne se déchiraient que dans le bruit, la fureur et l’emphase. Dans Frère et sœur, Louis l’écrivain et Alice la tragédienne ne peuvent s’épanouir que dans l’excès et une passion dévastatrice. C’est le prix exorbitant de leur sincérité. Avec en prime un ultime recours à Dieu et un léger décalage de l’épicentre géographique du cinéma de Desplechin de Roubaix à Lille, mais toujours dans le Nord. Dans Tromperie, le réalisateur utilisait le roman de Philippe Roth comme prétexte à la dissection des ravages d’un Don Juan. Avec son nouvel opus, il plonge parmi les méandres inconnus d’une passion inversée, en s’attachant aux ressources insoupçonnées de la haine. Comme s’il avait eu envie de faire rimer « Je t’abhorre » avec « je t’adore » pour mesurer les effets de ce sentiment irrationnel inversé dont le cinéma se méfie au point de le tenir à distance. Ne dit-on pas que la haine est mauvaise conseillère… Elle est ici un venin d'autant plus impitoyable qu'il est dépourvu de contre-poison.
Desplechin s’aventure ici sur un terrain au fond assez rarement investi par le cinéma : celui de la détestation absolue et irrationnelle. Un sentiment d’une telle violence qu’il va jusqu’à provoquer un évanouissement chez celle qui en est animée à laquelle Marion Cotillard prête son statut de star du quotidien, face à un Melvil Poupaud auquel le réalisateur avait déjà fait appel pour Un conte de Noël (2008) où son père se prénommait déjà symboliquement Abel. Écho lointain du personnage d’amoureuse terrassée par la passion qu’incarnait Fanny Ardant dans La femme d’à côté de François Truffaut. Comme si la force des sentiments ne pouvait s’apaiser que dans l’inconscience. C’est en quelque sorte l’exact pendant du fameux vertige de l’amour que chantait si bien Alain Bashung. Il émane de ce film romanesque en diable un goût des sentiments exacerbés que Desplechin ne s’attarde pas vraiment à justifier sur le plan psychologique. Il a compris que toute tentative d’explication s’avèrerait au fond assez illusoire. Le cinéma qui semble avoir été inventé pour parler d’amour trouve ici une nouvelle dimension à travers son exact opposé qui lui ressemble à s’y méprendre dans son effet dévastateur. Alice est comédienne, Louis est écrivain. Ce sont donc des créateurs et des artistes qui ont besoin de leur espace vital pour exister et s’épanouir sans se nuire réciproquement. C’est sans doute pour cela que Desplechin s’autorise une échappée dans l’onirisme lorsque Melvil Poupaud s’aventure au-dessus du vide. Comme si son imagination était plus forte que tout. Marion Cotillard incarne quant à elle une actrice poursuivie par une admiratrice qui l’enivre de ses compliments en flattant son ego jusqu’à l’absurde. Vanité, vanité, tout n’est que vanité…
Benjamin Siksou et Melvil Poupaud
Desplechin n’affectionne rien tant que les personnages extrêmes et questionne ici de plusieurs façons les rapports troubles qui enchaînent l’amour à la haine. Comme les deux faces d’une même pièce où un reflet inversé dans un miroir. Il se garde d’ailleurs bien de chercher à justifier ce fossé qui s’est creusé entre la sœur et son frère. Avec cette idée sous-jacente qu’elle ne peut s’épanouir sur le plan artistique qu’en éliminant de sa vie celui qu’elle en est venue à considérer comme son rival, alors même qu’ils évoluent dans des domaines différents sinon complémentaires. Ce duel singulier, le réalisateur l’inscrit dans le cadre d’une fresque chorale qui développe plusieurs niveaux de lecture et d’analyse. Sa figure principale est le couple : celui que forment les parents âgés qui enragent d’avoir survécu à un accident de voiture mortel, mais aussi celui si fusionnel qui unit Louis à sa compagne, interprétée par la comédienne iranienne Golshifteh Farahani. Comme le veut l’usage, il y aussi les conseillers à l’écoute attentive qui passent de l’un à l’autre en tentant de jouer les intermédiaires : l’ami fidèle que campe Patrick Timsit, le frère cadet incarné par Benjamin Siksou ou cet enfant sans âge qu’incarne Max Baissette de Malgaive. À l’image de son regard étrange, Frère et sœur est un film qui vous poursuit longtemps après sa vision. Qu’on aime ou qu’on déteste, difficile d’y rester indifférent…
Jean-Philippe Guerand
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