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“Vortex” de Gaspar Noé



Film français de Gaspar Noé (2019), avec Françoise Lebrun, Dario Argento, Alex Lutz, Kylian Dheret, Corinne Bruand, Kamel Benchemekh, Joël Clabault, Philippe Rouyer, Jean-Pierre Bouxyou, Laurent Aknin, Nathalie Roubaud… 2h22. Sortie le 13 avril 2022.



Dario Argento, Alex Lutz et Françoise Lebrun



La vie, l’amour, la mort… Sainte trilogie qui se trouve au cœur de “Vortex”. L’affaire se déroule dans un appartement niché sous les toits d’un immeuble parisien hors du temps. Ici vit un couple de personnes âgées. Elle vaque aux tâches ménagères sans s’accorder beaucoup de répit. Lui se réfugie dans ses livres et regarde des films jusqu’à s’abîmer les yeux. Leur vie est celle de tant de retraités qui ont réussi à se tenir à distance de l’Ehpad et continuent à vivre dans leur appartement comme des clandestins à qui leur fils unique vient rendre visite régulièrement en compagnie d’un gamin qui semble plus mûr que lui malgré son jeune âge. Il essaie alors mollement de les raisonner, alors que c’est visiblement lui qui semble avoir le plus besoin d’aide. Au moins devraient-ils solliciter une aide-ménagère pour se soulager des contraintes du quotidien…



Alex Lutz, Françoise Lebrun et Dario Argento



Cette chronique de la vie quotidienne d’un couple de personnes âgés reclus dans un immeuble parisien est universelle. Elle parle de la vieillesse et de son cortège de déchéances. Un sujet tabou que Gaspar Noé, cinéaste culte rendu célèbre par des tours de force cinématographique qui ont parfois prêté à d’âpres polémiques, d’Irréductible (2002) à Climax (2018), aborde avec son style inimitable, mais sans la moindre complaisance déplacée. Le choix de ses deux protagonistes est particulièrement édifiant, puisqu’il associe Françoise Lebrun, qui fut l’égérie du cinéma d’auteur français des années 70, chez Jean Eustache (La maman et la putain), André Téchiné (Souvenirs d’en France), Marguerite Duras ou Paul Vecchiali, à Dario Argento, cinéaste italien culte chéri par l’intelligentsia pour des films tels que L’oiseau au plumage de cristal et Suspiria qui ont donné ses lettres de noblesse au gore transalpin. Il apparaît donc ici parfaitement légitime en historien du cinéma qui en vient à se réfugier parmi les images de ses films de chevet et ne sort de chez lui que pour discuter de son amour du septième art avec d’autres passionnés parmi lesquels les cinéphiles reconnaîtront certains de ses plus grands admirateurs. Tribut amical versé par le réalisateur à sa garde rapprochée au sein d’une critique dont une frange le choie depuis ses débuts.



Françoise Lebrun et Alex Lutz



Gaspar Noé a souvent affirmé sa différence en appliquant à ses films une esthétique spectaculaire qui repose sur une utilisation syncrétique de l’image, du son et de la musique. Au point d’en oublier parfois le sujet qui a engendré ces variations, relégué au stade de simple prétexte. “Vortex” est une réflexion sur la fin de vie, tournée entre deux périodes de confinement, mais bien avant que n’éclate médiatiquement le scandale des Ehpad. Ses protagonistes sont des retraités parisiens sans histoire dont on devine qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir une maison de retraite. Par ailleurs, quand le film commence, il se portent plutôt bien et rien ne présume de l’évolution de leur état de santé. Leur quotidien est scandé par une routine plutôt rassurante qui passe par des gestes sans cesse répétés.



Françoise Lebrun et Dario Argento



Sur le plan formel, la caméra se dédouble assez rapidement pour nous montrer les moindres détails de ce quotidien à travers deux images juxtaposées qui empiètent régulièrement l’une sur l’autre. Un procédé plutôt chic qui ne revêt sa véritable importance que lorsque l’un des deux protagonistes se hasarde à l’extérieur de l’appartement. Dès lors, la tension monte et une simple course à la pharmacie prend des allures de morceau de bravoure. C’est toute la force de ce dispositif oppressant qui propose en permanence un double point de vue au spectateur, chacun se voyant en quelque sorte proposer d’avancer au rythme de son propre regard. Liberté illusoire qui n’empêche à aucun moment Noé de laisser le contrôle de son film lui échapper, sans pour autant se laisser dicter sa mise en scène. Bien au contraire. Ses personnages, il les observe comme à travers les parois opaques d’un aquarium dans lequel ce qu’ils disent apparaît nettement moins intéressant que ce qu’ils font. Si la notion d’espace est omniprésente, le passage du temps est beaucoup plus flou. Difficile de savoir quand débute et quand s’achève cette chronique de la vie quotidienne à deux inconnues. Seule certitude, elle s’aventurera jusqu’à l’au-delà à travers l’image de ces cadavres qui se décomposent s’effacent peu à peu, tels les corps momifiés retrouvés sous la lave de Pompéï. On retrouve là dans cette vision fulgurante l’attrait du cinéaste pour le fantastique. À cette réserve près qu’aucune image n’est innocente, même si l’affect n’y occupe qu’une place négligeable.



Françoise Lebrun et Dario Argento



À l’approche de la soixantaine, Gaspar Noé signe ce qui ressemble au plus adulte de ses films à ce jour. Un questionnement abyssal sur la vie et la mort au quotidien dans ce qu’elles possèdent de plus trivial. Il filme pour cela deux corps vieillissants évoluant dans un espace clos qui va peu à peu devenir semblable à une cellule… ou à un tombeau. Un quotidien rythmé par les visites espacées du fils et du petit-fils, mais nécessairement aussi par des sorties fonctionnelles sur lesquelles le film choisit à dessein de ne pas s’attarder. Le double regard du cinéaste se concentre sur la routine conjugale dans laquelle s’engluent ses protagonistes, chacun de son côté. Leur prison est un royaume dans lequel ils se sentent à l’abri du monde abscons que leur raconte leur fils, impuissant à leur venir en aide, lui qu’on sent en proie à des problèmes intimes étouffants. Un rôle de composition auquel Alex Lutz prête toute son humanité, déchiré entre son devoir vis-à-vis de ses parents et ses responsabilités de père à temps partiel.



Dario Argento et Alex Lutz



“Vortex” est une réflexion abyssale sur l’impuissance de l’homme face à la l’inéluctabilité du vieillissement, à travers ses ravages les plus infimes et les plus intimes. Un film conçu comme un constat clinique au quotidien qui utilise le principe du double écran pour suivre le déclin d’un couple de personnes âgées confronté aux aléas de la vie. Aucun artifice inutile dans cette chronique qui évite les pièges du misérabilisme pour décrire l’impuissance du corps et de l’esprit, face à des atteintes physiques et psychologiques aussi sournoises qu’irrémédiables. Jusqu’alors réputé pour une œuvre qui a abondamment puisé dans la veine visionnaire, Gaspar Noé épure radicalement son cinéma, remise ses affèteries et va à l’essentiel sur une thématique austère qui a pu inspirer par le passé Cris et chuchotements à Ingmar Bergman, La gueule ouverte à Maurice Pialat ou Amour à Michael Haneke. C’est dans la lignée de ces chefs d’œuvre que s’inscrit aujourd’hui Vortex, en ouvrant son cinéma à de nouvelles perspectives aussi universelles que fondamentales, sans jamais jouer pour autant sur la corde raide de l’émotion. Comme dans un miroir sans tain.

Jean-Philippe Guerand






Françoise Lebrun et Dario Argento


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