Guzen to Sozo Film japonais de Ryûsuke Hamaguchi (2020), Avec Kotone Furukawa, Ayumu Nakajima, Hyunri, Kiyohiko Shibukawa, Katsuki Mori, Shouma Kai, Fusako Urabe, Aoba Kawai… 2h01. Sortie le 6 avril 2022.
Ryūsuke Hamaguchi est plus qu’aucun autre de ses confrères le cinéaste de tous les extrêmes. Révélé à Locarno en 2015 avec son sixième long métrage de fiction, Senses, dont la durée de plus de cinq heures a justifié une exploitation commerciale atypique en trois épisodes, après avoir ému Cannes en 2018 avec Asako I et II, puis y avoir décroché trois prix dont celui du scénario pour Drive My Car, il revient aujourd’hui avec son opus précédent, grand prix du jury à Berlin l’an dernier, Contes du hasard et autres fantaisies. Une comédie de mœurs en trois mouvements où les femmes tiennent une fois de plus le beau rôle. Dans le premier, l’une d’elles réalise que sa meilleure amie est tombée amoureuse de son ex. Dans le deuxième, c’est une étudiante qui entreprend de se venger du prof d’université blasé qui l’a privé de diplôme. Dans le dernier, une réunion d’anciens élèves est l’occasion pour une femme à la dérive de renouer avec celle en qui elle croit reconnaître une ancienne camarade perdue de vue. Trois histoires moins simples qu’il n’y paraît qui cultivent des connivences intrinsèques et distillent une petite musique entêtante, en laissant au spectateur le choix de décider où se situe précisément la frontière entre le bien et le mal.
L’art de la mise en scène dont témoigne le metteur en scène japonais Ryûsuke Hamaguchi est décidément pétri d’émotions contradictoires. Il revendique sa filiation avec celui du français Éric Rohmer (dont le succès en Asie était persistant) par sa propension à exploiter des points de départ minuscules et d’en tirer des enseignements moraux universels, sans nécessairement éprouver le besoin de juger ses personnages. Il nous surprend et nous charme une nouvelle fois par sa finesse psychologique et la justesse du regard qu’il porte sur ces êtres tiraillés par des vents contraires et des passions parfois incompatibles entre elles, sans jamais les accabler tout à fait, quelle que soit la noirceur de leurs desseins.
De ces trois petites fables d’une perversité parfois insidieuse se dégagent un charme envoûtant et des échos troublants qui nous hantent bien après la fin de la projection. Parce que dans ce cinéma-là, le spectateur est partie prenante et le réalisateur n’est quant à lui que le passeur des émotions et des sentiments qu’il nous jette en pâture. Rares sont les créateurs qui délèguent une fonction aussi importante à leur public, quitte à s’exposer en se rendant d’autant plus vulnérables. Reste que Ryûsuke Hamaguchi constitue un mystère à lui seul. Non pas par sa virtuosité qui excelle à capter les tourments de l’âme humaine, mais plutôt par l’importance qu’il accorde aux non-dits et sa façon d’exprimer l’indicible en misant sur la force de l’inconscient. Chez lui, les interprètes ne se contentent pas de jouer. Ils investissent leurs personnages de l’intérieur, au point de s’en imprégner et de partager leurs sentiments jusqu’à une boutir à identification qui confine à l’osmose. Une démarche qui est aussi celle de l’écrivain noobelisable Haruki Murakami dont une poignée de nouvelles a inspiré à Hamaguchi son film le plus célèbre à ce jour, Drive My Car, qui lui a valu récemment l’Oscar du film international au terme d’une moisson internationale impressionnante.
Comme ses compatriotes et aînés Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse ou Nagisa Oshima, Ryûsuke Hamaguchi excelle à dresser des portraits de femmes sensibles et attachants dans une société pourtant réputée patriarcale. Il excelle pour cela sur le registre de ce qu’on pourrait qualifier de films à bas bruit. Des chroniques intimistes qui s’appuient sur des personnages dotés d’une psychologie parfois singulière et se nourrissent du fameux mystère de la femme japonaise que le cinéma n’est jamais vraiment parvenu à élucider. Ici se trouve sans doute le Graal caché de ce cinéma qui combat les évidences, mais n’accable jamais ses protagonistes en leur laissant systématiquerment le bénéfice du doute. C’est une fois de plus le cas dans Contes du hasard et autres fantaisies où il s’offre même le luxe de fonder un récit sur une méprise. Un culot scénaristique assez rare pour être signalé parce qu’il témoigne d’une prise de risque que le cinéma d’aujourd’hui s’autorise trop rarement, sous prétexte de respecter des normes, critère peu compatible avec les règles de l’art qui consistent a priori à ne pas trop en accumuler.
Film après film, Ryûsuke Hamaguchi impose sa petite musique lancinante en plaçant au centre de son cinéma l’un des mystères les plus insondables de la société japonaise : la femme. Son nouvel opus nous en propose trois approches distinctes qui représentent de son point de vue autant d’âges de la vie et reflètent l’évolution des mœurs, mais aussi l’influence de l’Occident sur l’Orient au sein des nouvelles générations abreuvées de réseaux sociaux et de nouveaux médias. Chez ce fin psychologue, la femme est bel et bien toujours l’avenir de l’homme, mais pas nécessairement comme on l’entend. Gageons qu’il n’a pas fini de nous surprendre par l’audace de son observation d’un phénomène de société que le cinéma commence tout juste à intégrer. Peut-être s’agit-il même d’un tsunami civilisationnel dont il est le premier témoin. Mais ça, seule la suite de son œuvre pourra en décider.
Jean-Philippe Guerand
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