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“À plein temps” d’Éric Gravel




Film français d’Éric Gravel (2021), avec Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich, Nolan Arizmendi, Karine Valmer, Céline Le Coustumer, Sasha Lemaître Cremaschi, Cyril Gueï… 1h25. Sortie le 16 mars 2022.



Laure Calamy



Julie élève seule ses deux filles en grande banlieue, mais doit rallier quotidiennement le centre de Paris où elle travaille comme femme de chambre dans un grand hôtel. Le temps qu’elle passe dans les transports constitue le prix à payer pour vivre au calme, dans un environnement favorable à l’épanouissement de ses enfants, en faisant appel à une voisine retraitée pour assurer les sorties de classe. Jusqu’au moment où une grève massive des transports vient perturber cet équilibre précaire et entraîne sa vie dans un gouffre sans fond. Il y a tout juste un demi-siècle, Nicole de Buron croquait avec humour le fameux métro-boulot-dodo mis en scène par Gérard Pirès dans Elle court, elle court… la banlieue. On préférait encore rire des rythmes imposés aux populations péri-urbaines par une routine oppressante. Le tableau que dresse Éric Gravel de cette classe moyenne qui s’éloigne peu à peu des grandes métropoles, pour quelques mètres carrés de plus et une douceur de vivre illusoire, est nettement moins souriant. Le réalisateur choisit pour cela une femme énergique qui a décidé de ne pas se laisser dicter ses choix existentiels, quitte à laisser la machine s’emballer et lui imposer une cadence de plus en plus infernale qui risque de remettre en cause la validité de ses choix existentiels.



Laure Calamy



À plein temps repose pour une bonne part sur la personnalité pétillante de son interprète principale, Laure Calamy, d’ailleurs couronnée pour sa prestation à la Mostra de Venise où le film d’Éric Gravel a également obtenu le prix de la mise en scène dans la section Orrizonti. Sa mécanique diabolique progresse à son propre rythme. Elle est son métronome et lui impose un tempo qui va crescendo jusqu’à la rupture, en soulignant l’absurdité de notre monde moderne dans lequel une mère célibataire cumule à elle seule de multiples fonctions pas toujours compatibles entre elles. Alors quand un rouage de cette mécanique de précision manifeste le moindre signe de faiblesse, c’est l’équilibre même de l’édifice qui est menacé de s’effondrer. Julie arbore le profil type de la quadra d’aujourd’hui : divorcée, elle a tout sacrifié à ses filles, mais n’arrive plus qu’à les entrevoir lorsqu’elle rentre exténuée de sa journée de travail, leur père étant quant à lui aux abonnés absents et s’en remettant à elle sans vergogne. Dès lors, il ne lui reste plus vraiment de temps pour avoir une vie sociale, se mettre sérieusement en quête d’un emploi plus conforme à ses compétences voire de donner une nouvelle chance à une intimité amoureuse sur laquelle elle semble avoir tiré un trait définitif. Au point d’organiser un goûter d’anniversaire dépeint comme une sorte de baroud d’honneur. Toujours avec le sourire.



Laure Calamy



Son rôle récurrent dans la série “Dix pour cent” et le voyage avec un âne d’Antoinette dans les Cévennes ont permis à Laure Calamy de s’imposer comme la digne héritière de Karin Viard, et avant elle Annie Girardot, en s’imposant par la fantaisie avant d’élargir considérablement sa palette dramatique. Il y a tout juste trois mois, elle excellait en mère courage dans Une femme du monde, en se sacrifiant pour que son fils connaisse une vie meilleure que la sienne. À plein temps enfonce encore un peu plus le clou sur un registre où l’impact du quotidien supplante toute tentation mélodramatique. Ce film sur l’illusion du bonheur s’attache à décrire un processus implacable qui fait craquer le vernis d’une existence aux apparences trompeuses dont l’équilibre s’avère particulièrement précaire. En gros, dans un contexte ordinaire, Julie réussit à maîtriser la situation. Quand l’une de ses composantes vient à manifester un signe de faiblesse, c’est l’ensemble de l’édifice qui se voit menacé d’effondrement. Le personnage principal de ce film cristallise certaines de nos psychoses de citadins entraînés dans un rythme qui peut s’accélérer jusqu’à devenir immaîtrisable. La récente pandémie de Covid-19 et ses confinements successifs l’ont démontré en quelque sorte par l’absurde, en accélérant certaines migrations de population à l’extérieur des grandes villes, et surtout en entraînant des changements de vie radicaux, sous couvert de revenir à des valeurs plus saines. Le cercle vicieux que décrit Éric Gravel semble donc sur le point de témoigner d’ores et déjà d’un monde caduc qui a pris conscience de son absurdité et résonne comme un déchirant chant du cygne.



Laure Calamy



À plein temps est une tranche de vie saisissante qui décortique à hauteur de femme la mécanique d’un phénomène de société rarement décrit à l’écran. Il choisit pour personnage principal une combattante du quotidien aux abois à laquelle tout le monde peut s’identifier. Une mère courageuse qui a tout sacrifié pour que ses filles grandissent dans un cadre agréable et en paie le prix fort, lorsque l’équilibre précaire de sa vie vole en éclat, sous l’effet d’un mouvement social présenté comme un élément perturbateur. Cette chronique intimiste a valeur d’exemple édifiant, en soulignant plus généralement l’absurdité d’un monde moderne dont le coronavirus a démontré qu’il ne menait qu’à une impasse tragique et déjà caduque. L’avancée accélérée de l’histoire confère d’ores et déjà à ce constat implacable une valeur ajoutée, en nous confrontant à l’absurdité de modes de vie dépassés. C’est un vibrant cri d’alarme, mais aussi un témoignage magistral sur une société qui a trop longtemps marché sur la tête pour ne pas briser les chaînes avec lesquelles elle s’est elle-même entravée sous peine de se libérer.

Jean-Philippe Guerand










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