Film français de Stéphane Brizé (2021), avec Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker, Guillaume Draux, Olivier Lemaire, Christophe Rossignon, Sarah Laurent, Joyce Bibring, Olivier Beaudet… 1h36. Sortie le 16 février 2022.
Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain
Au moment de divorcer, Philippe Lemesle réalise qu’il est en train de perdre tout ce qu’il a construit patiemment au cours de sa vie. Il est devenu malgré lui un mari négligent et un père absent. À cela une explication : il a tout sacrifié à son entreprise, une multinationale américaine qui pressure les dirigeants de ses filiales afin qu’elles améliorent les taux de rentabilité jusqu’à l’absurde, avec comme dégâts collatéraux inéluctables des compressions de personnel qui en sont venues à entraîner des dysfonctionnements structurels voire des failles de sécurité. Avec cette question lancinante qui obsède ce bon petit soldat de la mondialisation aveugle : jusqu’où peut-il continuer à obéir à ses supérieurs sans trahir pour autant la confiance de ses collaborateurs et continuer à les regarder droit dans les yeux ? Un autre monde est le dernier pan d’une trilogie au fil de laquelle Stéphane Brizé a valu à Vincent Lindon ses premières véritables consécrations en tant qu’acteur, malgré l’exigence dont témoignent ses choix depuis des années. Dans La loi du marché (2015), pour lequel il a obtenu le Prix d’interprétation masculine à Cannes, il incarnait un père de famille condamné à la précarité. Dans En guerre (2018), un leader syndicaliste poussé dans ses ultimes retranchements.
Anthony Bajon et Sandrine Kiberlain
Un autre monde montre l’envers de l’horreur économique : la façon dont certains dirigeants sont utilisés comme des fusibles par des entreprises dans une folle course au profit dictée par des intérêts ni locaux ni même nationaux, mais désormais internationaux. Soucieux de capter le réel, Stéphane Brizé excelle à mettre en scène ces réunions de direction au cours desquelles les cadres sont traités comme des enfants par leurs supérieurs hiérarchiques eux-mêmes chargés d’améliorer les marges de profit pour complaire à une lointaine maison mère qui agit comme le Big Brother de George Orwell. Avec en prime cet instinct génial qui lui a fait confier le rôle de la patronne française à Marie Drucker dont Brizé exploite l’aisance cathodique avec brio au cours de ces comités de direction mis en scène comme des audiences de procès. Le réalisateur ne se montre jamais pour autant caricatural. Il se contente d’exploiter les moindres ressources de son sujet, en montrant les dégâts collatéraux perpétrés par une technocratie qui broie les âmes et lamine les consciences au seul nom d’une avidité exponentielle, au point parfois de transformer les hommes en machines avec un cynisme assumé.
Vincent Lindon
En l’espace de trois films, Stéphane Brizé est parvenu à dresser le portrait saisissant d’une époque devenue folle qui a substitué de façon sournoise à la lutte des classes une course au profit dénuée d’états d’âme. C’est une véritable toile d’araignée que tisse le réalisateur en partant de la séparation au fond assez anodine d’un couple qui n’a aucune raison de se détester, mais ne cadre pas avec la volonté de toute-puissance d’une entreprise qui pressure ses cadres au point de détruire tout ce qui ne lui est pas profitable. Alors, une épouse trop soumise (formidable Sandrine Kiberlain, dont Brizé exploite la longue complicité avec Lindon qui fut déjà à plusieurs reprises son partenaire à la ville comme à l’écran, notamment chez Benoît Jacquot) et un fils fragile (Anthony Bajon, qui continue à choisir ses rôles avec une pertinence exemplaire) ne pèsent pas lourd dans la balance, même si ce trio continue à être lié par un attachement bâti sur des années. Un autre monde ne nous met jamais devant le fait accompli. Ses protagonistes ont eu une existence avant le film et c’est précisément ce qui leur donne leur épaisseur si particulière. Brizé a la particularité de toujours inscrire ses récits dans un espace-temps qui possède à la fois un passé et un avenir, ce qui n’est que très rarement le cas au cinéma où l’on vit généralement les histoires au présent. D’où l’épaisseur exceptionnelle que possèdent ses personnages. Cette chronique du libéralisme effréné nous en administre la preuve par l’absurde.
Jean-Philippe Guerand
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