Documentaire français d’Alice Diop (2020), avec Marcel Balnoas, Ethan Balnoas, Florence Roche, Ismaël Soumaïla Sissoko, Bamba Sibi, Ndeye Sighane Diop, Pierre Bergounioux, Hawa Camara, Océane Mafouta… 1h57. Sortie le 16 février 2022.
La ligne B du Réseau Express Régional accomplit une transversale qui relie le Nord-Est au Sud-Ouest du bassin parisien, en transportant environ un million de passagers par jour. C’est en suivant cet itinéraire que la réalisatrice Alice Diop a dessiné une sorte de mosaïque de la population bigarrée qui reflète la diversité française dans son ensemble. Un voyage palpitant et parfois imprévu dont les séquences successives composent un instantané saisissant de notre pays, à travers toutes ses composantes, mais aussi un présent qui se tourne volontiers vers son passé et laisse augurer de son avenir. Comme son titre l’indique clairement, Nous ressemble au fameux miroir que Stendhal disait promener au bord d’un chemin et qui est tendu ici à chaque spectateur par une cinéaste douée d’un sens de l’observation hors du commun. Nul besoin de vivre dans ce périmètre pour apprécier cette immersion revigorante au cœur de cette identité dont l’assemblage façonne une nation riche de sa diversité.
Au fil de ce périple palpitant dans une banlieue filmée comme une contrée lointaine, Alice Diop observe avec la même attention un ouvrier mécanicien de la Courneuve, des royalistes commémorant l’anniversaire de la décapitation de Louis XVI dans la basilique de Saint-Denis perdue au milieu des cités, une infirmière accomplissant sa tournée quotidienne, le souvenir des déportés qui passèrent par le camp de transit de Drancy, des adolescents lézardant dans l’insouciance d’un été antérieur à la pandémie de Covid, un écrivain en quête d’inspiration dans ce village Gif-sur-Yvette où le temps semble s’être arrêté, un équipier de chasse à courre en pleins préparatifs et même la propre famille de la cinéaste. Comme pour mieux nous montrer qu’elle appartient elle aussi à cet univers et ne se trouve pas là de passage dans un monde inconnu. Autant de vies et de mémoires qui se côtoient souvent sans se voir et donnent à ce portrait de groupe une saveur et une épaisseur humaines vraiment hors du commun.
Nous constitue en fait le prolongement d’un court métrage laconique intitulé RER B que la réalisatrice avait signé en 2017. Celui-ci ne durait qu’une petite minute. Comme une bande-annonce… Adepte d’un cinéma du réel qui cultive une ambiguïté subtile entre le documentaire sociologique et une fiction que certains qualifient de “nouveau naturel”, Alice Diop s’intéresse avant tout à la personnalité des gens qu’elle filme, sans jamais avoir besoin de les mettre en scène ou de les pousser dans leurs retranchements. Elle procède par empathie, ne brusque jamais ses interlocuteurs qu’elle laisse se découvrir sur la longueur et respecte au plus près ce qui constitue leur identité. Pas question pour elle non plus de les juger. Sa méthode consiste davantage à les apprivoiser pour mieux les observer dans leur cadre naturel. Un peu comme des animaux sauvages. Certains sont volubiles, d’autres restent quasiment muets, mais tous existent avec la même puissance pour nous offrir de précieux moments de vérité arrachés à notre monde de plus en plus mondialisé où l’individu a du mal à trouver sa juste place.
Primé au festival de Berlin l’an dernier, Nous ressemble à une fenêtre grande ouverte sur le monde qui nous entoure et auquel nous nous sommes accoutumés à ne même plus prêter attention. Derrière ces vignettes humaines souvent attachantes et parfois déconcertantes voire exotiques, Alice Diop distille une vision du monde profondément bienveillante qui appelle à davantage d’échanges et de communication, à travers des brassages humains que le fameux métro-boulot-dodo réduit trop souvent à la cohue anonyme des rames de transports en commun aux heures de pointe. Cette expérience cinématographique se savoure comme un authentique Feel Good Movie dans lequel la réalisatrice observe ses protagonistes sans jamais les juger, avec la volonté de nous aider à mieux les comprendre, aussi extravagant puisse paraître leur comportement. Ils sont à l’image d’un pays qui tire justement son rayonnement de ces brassages multiples et successifs, pareil à ces arbres dont on lit l’âge à travers les cercles concentriques inscrits dans son tronc coupé.
Si l’on voulait se hasarder à un bon mot, on pourrait décréter que Nous, c’est nous. Ou plutôt un jeu avec les différents “je” qui nourrissent cette mosaïque humaine palpitante d’émotions et de sensations. Une somme de portraits de femmes, d’hommes et d’enfants qui prennent le pouls de notre monde actuel. Et c’est peut-être parce que celui-ci est devenu si difficile à décrypter que cette plongée parmi certains de ceux qui le composent, et n’ont de commun qu’un voisinage géographique, nous montre combien c’est la richesse de ses individus qui contribuent à la puissance de notre collectivité. Au même titre qu’une équipe de football brille autant par ses joueurs que par son esprit de groupe. Présenté aujourd’hui quelque deux ans après sa réalisation, Nous marque sans doute la fin d’un cycle pour sa réalisatrice qui s’est lancée depuis dans son premier long métrage de fiction, Saint-Omer, dont elle a écrit le scénario avec la romancière Marie N’Diaye. Une variation autour de “Médée” solidement ancrée dans la société actuelle. Un rendez-vous d’ores et déjà attendu au prochain festival de Cannes…
Jean-Philippe Guerand
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