Razzhimaya Kulaki Film russe de Kira Kovalenko (2020), avec Milana Agouzarova, Alik Karaev, Soslan Khougaev, Khetag Bibilov, Arsen Khetagourov, Milana Paguieva… 1h37. Sortie le 23 février 2022.
Il est parfois des œuvres artistiques qui s’imposent comme des évidences. Le deuxième long métrage de la réalisatrice russe Kira Kovalenko séduit par l’universalité de son sujet et la radicalité de son traitement. Il s’attache au cas de conscience d’une jeune femme déchirée entre sa soif de liberté individuelle et la puissance des relations qui l’unissent à sa famille depuis la disparition de la mère. Le cadre est celui d’une ancienne ville minière nichée au cœur des montagnes de l’Ossétie du Nord où le temps semble s’être arrêté depuis la fin de l’Union soviétique et la fermeture des derniers puits d’extraction. Ada a soif de liberté, mais n’arrive pas à couper le lien qui l’unit aux siens comme une chaîne à son boulet. Chacune de ses tentatives pour échapper à l’autorité de son père et de son frère se heurte irrémédiablement à un mur de non-dits qui ressemble à une prison intérieure. Pour ne plus les aimer, il faudrait qu’elle en vienne à les haïr ou à les mépriser… Mais c’est trop demander à cette fille qui a été élevée dans une soumission d’un autre âge où le machisme constituait la norme en usage.
Milana Agouzarova
Difficile de ne pas établir un lien entre cette jeune femme sur la voie de l’émancipation et la réalisatrice Kira Kovalenko, elle-même issue d’un milieu modeste de la capitale de la Kabardino-Balkarie. C’est un peu par hasard, et à la suite d’une série d’examens, qu’elle a intégré en 2010 l’atelier de cinéma qu’y avait ouvert le cinéaste Alexandre Sokourov. Parce qu’elle a compris que le meilleur moyen de s’affranchir de son milieu d’origine était encore d’étudier afin d’accéder à une certaine autonomie. Cinq années au cours desquelles elle s’est donné les moyens techniques et dialectiques de sa nouvelle passion et s’est forgée une culture déterminante avant de se lancer dans son premier long métrage, Sofitchka (2016), d’après un ouvrage de l’écrivain Fazil Iskander. C’est par ailleurs dans un roman de William Faulkner situé dans le Sud profond des États-Unis, “L’intrus” -porté à l’écran par Clarence Brown en 1949- que cette inconditionnelle de Pier Paolo Pasolini et Rainer Werner Fassbinder, bouleversée par Wanda de Barbara Loden et Close-up d’Abbas Kiarostami, a trouvé l’inspiration du deuxième, à travers une phrase qu’elle a évidemment extraite de son contexte ségrégationniste : « La plupart des gens ne peuvent supporter l’esclavage, mais aucun homme ne peut manifestement assumer la liberté. »
Les poings desserrés est devenu une réflexion en profondeur autour de l’impact de la mémoire comme révélatrice du présent, avec la complicité de l’un des plus importants producteurs russes contemporains, Alexandre Rodnianski, qui a notamment accompagné Andreï Zvyagintsev jusqu’à Faute d’amour et a initié Une grande fille (2019) de Kantemir Balagov, un autre élève de Sokourov qui est par ailleurs le compagnon de Kira Kovalenko avec laquelle il entretient d’évidentes connivences sur le plan cinématographique, particulièrement sensibles dans son premier long métrage, Tesnota, une vie à l’écart (2017), qui s’inscrivait dans un cadre géographique voisin du Nord-Caucase des Poings desserrés. Avec une interrogation sur la place de la femme dans un univers façonné par des siècles de domination masculine. Une situation dont la réalisatrice souligne toutefois qu’elle ne l’a pas vécue sur le plan professionnel, signe que là aussi les temps changent. Son film est toutefois constellé de détails qu’elle a puisés parmi son propre vécu, à commencer par ces rodéos que lui a infligés son père lorsqu’elle était enfant. Comme un morceau de bravoure dérisoire ou un acte puéril de virilité.
Milana Agouzarova
Les poings desserrés est indissociable de son actrice principale que la réalisatrice ne quitte pas d’un pas dans ce film guerilla tourné caméra à l’épaule et interprété à deux exceptions près par des non professionnels. Milana Agouzarova dont le rôle écrasant d’Ada marque la première apparition à l’écran est une véritable révélation dont la présence passe par une photogénie que Kira Kovalenko exploite habilement pour souligner la détermination qui habite son personnage caractérisé par l’effacement et la discrétion aux yeux de son entourage proche. Une femme au sortir de l’adolescence qui se révolte contre sa condition sans la moindre violence et arbore sur son visage la douceur trompeuse de celles qui ont vécu dans la soumission et restent liés à leurs oppresseurs par le fameux syndrome de Stockholm. Il émane de ce film dénué de toute esbroufe une liberté insolente qui est celle de bon nombre d’œuvres de jeunesse destinées à circonscrire un territoire artistique. Avec ce film couronné du Prix Un certain regard au dernier festival de Cannes, parmi une sélection d’une tenue particulièrement exceptionnelle, c’est une digne héritière des pionnières soviétiques Larissa Chepitko et Kira Mouratova qui s’impose comme l’un des plus sûrs espoirs d’un jeune cinéma russe devenu un peu chiche en auteurs prometteurs, à trop lorgner vers les produits stéréotypés à la manière d’Hollywood.
Jean-Philippe Guerand
Milana Agouzarova et Alik Karaev
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