Accéder au contenu principal

“Un monde” de Laura Wandel




Film belge de Laura Wandel (2021), avec Maya Vanderbeque, Günter Duret, Karim Leklou, Laura Verlinden, Elsa Laforge, Naël Ammama, Emile Salamone, Laurent Capelluto, Sandrine Blancke… 1h15. Sortie le 26 janvier 2022.



Maya Vanderbeque et Günter Duret



Le jour où Nora est admise dans l’école primaire de son aîné, Abel, ressemble à un véritabl baptême du feu. Mais avant de partager les jeux des autres enfants dans la cour, il lui faut d’abord réussir à s’intégrer parmi les élèves de sa classe. Il y a pourtant quelque chose qui cloche pendant ces récréations où elle aperçoit de loin son grand frère qui semble la tenir à l’écart pour une raison mystérieuse. Comme s’il avait honte de quelque chose… Très vite, la gamine découvre que la réalité est moins souriante qu’elle ne le croyait et que son frère n’est en en fait que le souffre-douleur silencieux de certains de ses “camarades”. Encore ce qu’elle discerne de cette situation n’en est-elle que la face la plus honorable…

Que faire ?

Que dire ?

Son frère refuse de parler de la situation, mais lui intime de ne pas en parler. Leur père a déjà bien assez de soucis pour les élever seul aussi correctement que possible. Certes, il déborde d’amour pour ses enfants, mais il est hors de question d’ajouter à ses tracas. Après tout, aux yeux de Nora, Abel est bien assez grand pour se défendre. D’ailleurs, non seulement il refuse son aide, mais il ne semble même pas en vouloir à ceux qui l’humilient quotidiennement en multipliant les vexations jusqu’au harcèlement. Sans parler de tout ce qu’elle ne peut pas voir et qui se déroule dans des recoins cachés de la cour voire carrément dans les toilettes des garçons où aucune fille n’aurait l’audace d’aller s’aventurer. Mais peut-être la situation inverse existe-t-elle aussi… Dès lors, la cour n’est que la face visible d’un véritable enfer pavé de mauvaises intentions qui réduit les plus faibles à la merci des plus forts dans une omerta sans issue.



Karim Leklou et Maya Vanderbeque



Un monde décrit un microcosme à hauteur d’enfants où les adultes n’apparaissent le plus souvent que comme des corps sans tête, le regard baissé afin de surveiller les enjeux qui se déroulent à leurs pieds, le plus souvent à leur insu et à l’écart de leur champ de vision. Laura Wandel décrit là une sorte de société secrète qui vit selon ses propres règles, mais n’en est pas plus charitable ou bienveillante pour autant. C’est dans ce lieu fermé que s’instaurent les rituels mystérieux et les pratiques primaires qui façonneront les adultes de demain et conditionneront des rapports humains souvent fondés sur le conflit et l’antagonisme, où la barbarie prend parfois un net ascendant sur les lois de l’évolution et le fameux “vivre ensemble”.


Certains se souviennent que dans son documentaire Récréations (1998), Claire Simon filmait le quotidien d’une cour avec ses cris, ses rires et sa régression vers une sorte de sauvagerie primitive. Et puis, surtout, son vacarme assourdissant pour des oreilles d’adulte. En choisissant cette jungle urbaine comme théâtre unique de son premier long métrage, Laura Wandel n’a pas lésiné sur les décibels. Au point de réduire Un monde à une durée pour le moins atypique au regard des standards actuels : une heure quinze. Elle a eu pleinement conscience de l’épreuve que représente la reconstitution de cette réalité pour des spectateurs peu au fait de l’univers agressif et bruyant dans lequel évolue quotidiennement leur progéniture. La puissance immersive de ce film représente en effet pour des profanes une expérience éprouvante. Dès lors, il n’est pas vraiment étonnant que puissent y prospérer les plus bas instincts.



Maya Vanderbeque



Un monde réussit la prouesse d’inscrire le harcèlement scolaire dans son contexte ordinaire, sans juger à aucun moment ses jeunes protagonistes en liberté surveillée. Pas question pour Laura Wandel de passer au filtre de son regard d’adulte ces comportements qui répercutent en fait le plus souvent des dysfonctionnements familiaux lourds de conséquences. Elle laisse aux spectateurs le choix de se faire une idée avant de juger. Comme ses compatriotes et maîtres, les frères Dardenne, cette réalisatrice méticuleuse pratique un cinéma comportementaliste à laquelle l’a notamment initiée une autre cinéaste belge, Bénédicte Liénard, naguère à l’origine d’un très beau film montré lui aussi à Cannes : Une part du ciel (2002). Son premier long métrage est le résultat de sept ans d’une gestation étirée par la pandémie dont chaque étape a fait l’objet d’une attention particulière. On se trouve donc ici à des années-lumière du fameux cinéma-vérité, ne serait-ce que par les partis pris qu’affirme la mise en scène : cadrages à hauteur d’enfant, visages des adultes pour la plupart hors-champ, atmosphère sonore prégnante, le tout dans un espace clos dont on ne s’échappe que quand la petite fille va parler à son père, au-delà des grilles, comme au visiteur d’un zoo humain tenu à distance. Un rôle interprété par Karim Leklou dont on reconnaît quant à lui le visage parce qu’il reste à l’extérieur de ce monde.



Sandrine Blancke et Maya Vanderbeque



Sa rigueur formelle assumée n’empêche pas Un monde de s’adresser également aux enfants. Son dispositif s’appuie même à travers sa minutie sur des codes identifiables par n’importe quel écolier, comme l’a attesté le succès remporté par les innombrables séances scolaires organisées dans le cadre des festivals qui l’ont sélectionné et souvent aussi primé. Laura Wandel n’a aucun besoin de faire vibrer la corde sensible du mélo ou du psychodrame pour nous inciter à réagir. Elle se contente de filmer des visages en gros plan et de jouer sur la profondeur de champ, en montrant souvent en arrière-plan flou qu’une autre action se joue à l’insu de ceux qui lui tournent le dos. Cette double lecture donne toute sa puissance à ce film qui montre combien les apparences peuvent s’avérer trompeuses et dissimuler des enjeux autrement fondamentaux. Avec en filigrane ce dilemme qui consiste pour les enfants à s’intégrer au groupe, quitte à détourner les yeux de ses agissements marginaux les plus répréhensibles, et pour les adultes à ne vraiment discerner que ce qui se déroule à l’intérieur de leur champ de vision.



Maya Vanderbeque



Un monde est une expérience de cinéma intense et éprouvante dont on sort sonné. Comme si l’on venait de livrer un combat de boxe jusqu’à son terme. Pour avoir écrit, préparé, mis en scène et parachevé son premier film avec une rigueur de tous les instants, Laura Wandel en exploite les moindres facettes avec un perfectionnisme exemplaire qui ne sombre jamais dans la démonstration de force. Cette immersion en apnée dans une cour d’école est une expérience humaine d’une rare intensité qui convie toutes les composantes du cinéma, sans la moindre manipulation. Le mérite en revient aussi à un casting impeccable qui joue davantage sur la gestuelle et les regards que sur l’usage des mots. Pas question non plus pour la cinéaste d’adopter une posture morale vis-à-vis de ses jeunes protagonistes voire de les accabler ou de justifier leurs comportements. Comme l’indique clairement son titre laconique, Un monde nous entraîne dans un univers que le cinéma n’a sans doute jamais filmé avec une telle justesse : celui d’une enfance barbare supposée constituer le laboratoire d’apprentissage de la vie en société… tout au moins pour ceux qui auront la force d’en réchapper.

Jean-Philippe Guerand






Maya Vanderbeque

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Le paradis des rêves brisés

La confession qui suit est bouleversante… © A Medvedkine Elle est le fait d’une jeune fille de 22 ans, Anna Bosc-Molinaro, qui a travaillé pendant cinq années à différents postes d’accueil à la Cinémathèque Française dont elle était par ailleurs une abonnée assidue. Au-delà de ce lieu mythique de la cinéphilie qui confie certaines tâches à une entreprise de sous-traitance aux méthodes pour le moins discutables, CityOne (http://www.cityone.fr/) -dont une responsable non identifiée s’auto-qualifie fièrement de “petit Mussolini”-, sans nécessairement connaître les dessous répugnants de ses “contrats ponctuels”, cette étudiante éprise de cinéma et idéaliste s’est retrouvée au cœur d’un mauvais film des frères Dardenne, victime de l'horreur économique dans toute sa monstruosité : harcèlement, contrats précaires, horaires variables, intimidation, etc. Ce n’est pas un hasard si sa vidéo est signée Medvedkine, clin d’œil pertinent aux fameux groupes qui signèrent dans la mouva

Bud Spencer (1929-2016) : Le colosse à la barbe fleurie

Bud Spencer © DR     De Dieu pardonne… Moi pas ! (1967) à Petit papa baston (1994), Bud Spencer a tenu auprès de Terence Hill le rôle de complice qu’Oliver Hardy jouait aux côtés de Stan Laurel. À 75 ans et après plus de cent films, l’ex-champion de natation Carlo Pedersoli, colosse bedonnant et affable, était la surprenante révélation d’ En chantant derrière les paravents  (2003) d’Ermanno Olmi, Palme d’or à Cannes pour L’arbre aux sabots . Une expérience faste pour un tournant inattendu au sein d’une carrière jusqu’alors tournée massivement vers la comédie et l’action d’où émergent des films comme On l’appelle Trinita (1970), Deux super-flics (1977), Pair et impair (1978), Salut l’ami, adieu le trésor (1981) et les aventures télévisées d’ Extralarge (1991-1993). Entrevue avec un phénomène du box-office.   Rencontre « Ermanno Olmi a insisté pour que je garde mon pseudonyme, car il évoque pour lui la puissance, la lutte et la violence. En outre, c’était

Jean-Christophe Averty (1928-2017) : Un jazzeur sachant jaser…

Jean-Christophe Averty © DR Né en 1928, Jean-Christophe Averty est élève de l'Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (Idhec) avant de partir travailler en tant que banc-titreur pour les Studios Disney de Burbank où il reste deux ans en accumulant une expertise précieuse qu'il saura mettre à profit par la suite. De retour en France, il intègre la RTF en 1952 où il réalisera un demi-millier d'émissions de radio et de télévision dont Les raisins verts (1963-1964) qui assoit sa réputation de frondeur à travers l'image récurrente d'une poupée passé à la moulinette d'un hachoir à viande et pas moins de 1 805 numéros des Cinglés du music-hall (1982-2006) où il exprime sa passion pour la musique, sur France Inter, puis France Culture, lui, l'amateur de jazz à la voix inimitable chez qui les mots semblent se bousculer. Fin lettré et passionné par les images, l’iconoclaste Averty compte parmi les pionniers de la vidéo et se caract