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“Ouistreham” d’Emmanuel Carrère



Film français d’Emmanuel Carrère (2020), avec Juliette Binoche, Hélène Lambert, Léa Carne, Émily Madeleine, Patricia Prieur, Évelyne Porée, Didier Pupin, Louis-Do de Lencquesaing, Charline Bourgeois-Tacquet… 1h47. Sortie le 12 janvier 2022.







Lorsqu’un écrivain journaliste s’attaque à l’œuvre d’une de ses consœurs, le résultat est nécessairement intriguant. Pour mener à bien son livre “Le quai de Ouistreham”, Florence Aubenas a repris le principe de certaines enquêtes en immersion clandestine dans un milieu fermé dont “Tête de Turc” de l’allemand Günter Wallraff a lancé la vogue au milieu des années 80, ouvrage dont elle revendique par ailleurs l’influence méthodologique. En l’occurrence, elle a décidé de se faire engager comme femme de ménage à bord d’un de ces ferries en partance pour la Grande-Bretagne que le personnel d’entretien n’a qu’un laps de temps limité pour nettoyer dans des conditions particulièrement précaires où l’urgence reste essentielle. Qui plus est en se rendant invisibles. Comme pour ajouter encore un peu plus de mépris à la honte de pratiquer une corvée déjà humiliante…


En décidant de porter ce récit vécu à l’écran, l’auteur de “L’adversaire” s’est trouvé confronté à un problème majeur de casting. Il a donc opté pour une solution intermédiaire en confiant le rôle de l’enquêteuse incognito à une actrice de renom, en l’occurrence Juliette Binoche, afin de donner une évidente valeur ajoutée à son film sur le plan commercial. Difficile, en revanche, de distribuer des actrices professionnelles dans les rôles de ces “techniciennes de surface”. Le réalisateur a donc opté pour une solution intermédiaire en engageant certaines des véritables compagnes de galère de Florence Aubenas pour interpréter leurs propres personnages. Carrère traitant là d’un sujet qui lui tient à cœur et rejoint certaines de ses préoccupations d’écrivain, l’alchimie fonctionne à merveille. Y compris dans les scènes qui reposent sur une tension dramatique extérieure à la représentation proprement dite de la routine professionnelle de ces travailleuses corvéables à merci.






La puissance du récit de Florence Aubenas reposait sur son sens de l’observation et son empathie à l’égard de ses collègues de fortune à qui elle a réussi à mentir sans pour autant jamais chercher à les trahir. Ces qualités, Emmanuel Carrère se les approprie dans un esprit qui lui a inspiré naguère en qualité d’écrivain “D’autres vies que la mienne”, porté à l’écran par Phjlippe Lioret dans Toutes nos envies. Il filme le quotidien sans affèteries et montre la routine contraignante de ces fourmis besogneusess invisibilisées par la société au sein de laquelle elles perpétuent ce que la doctrine marxiste appelait le lumpenprolétariat, sans jamais pour autant se plaindre de leur condition de travail ni a fortiori chercher à se révolter pour obtenir des conditions de travail tout juste plus décentes. L’effet est foudroyant et renvoie à une certaine tendance du cinéma post soixante-huitard par sa puissance sociologique et une dénonciation qui passe par le spectacle des ravages du labeur, largement théorisés et analysés depuis.


“Ouistreham” expose des êtres humains soumis à une discipline humiliante qui les réduit au stade de machines et met en scène ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui l’ubérisation, phénomène encore balbutiant lorsque Florence Aubenas a publié son livre, en 2010. Ni plus ni moins qu’une dégradation spectaculaire qui va à l’encontre de l’évolution naturelle de la civilisation occidentale, en reproduisant des schémas de soumission en usage à l’époque de l’esclavage. À travers ces femmes (il n’y a quasiment pas d’hommes parmi cette population, ce qui n’est jamais un signe de progrès), Ouistreham dépeint les ravages de l’horreur économique et l’émergence d’un nouveau prolétariat qui survit davantage qu’il ne vit, en cumulant parfois plusieurs tâches le plus souvent dégradantes et sous-payées. Sur le plan formel, Carrère joue la carte du naturalisme avec la complicité d’un opérateur passé maître dans cet art délicat : Patrick Blossier, associé naguère à des cinéastes tels qu’Agnès Varda, Costa Gavras, Andrzej Zulawski ou la série “Mafiosa”. La caméra constamment fluide et mobile traque les regards et les gestes avec une rare acuité, en donnant un précieux supplément d’âme à ces humains robotisés.



Hélène Lambert et Juliette Binoche



Emmanuel Carrère partage indéniablement avec Florence Aubenas une profonde empathie pour ses protagonistes, mais ne verse pas davantage que sa consœur dans le misérabilisme ou le pathos. Le mérite en revient aussi à Juliette Binoche qui s’efface derrière son personnage, tout en évitant de se laisser vampiriser par ses partenaires non professionnelles dont le jeu ne repose pas du tout sur les mêmes automatismes. Emmanuel Carrère rompt d’ailleurs délibérément cet équilibre acrobatique vers la fin du film, lorsque surgit un couple ami de la journaliste dont il a confié l’interprétation à deux acteurs professionnels : Louis-Do de Lencquesaing et Charline Bourgeois-Tacquet, réalisatrice des Amours d’Anaïs et compagne de Carrère. Saisissant effet de retour à la réalité qui agit comme un charme insidieux et renvoie la journaliste campée par Binoche à ses responsabilités, mais aussi à son mensonge. En faisant émerger ainsi de leur anonymat ces travailleuses dont la clientèle ignorait jusque-là l’existence, la mise en scène rompt ainsi brutalement le charme maléfique qui court en arrière-plan de ce film conscient de ses responsabilités vis-à-vis de ceux que “L’Internationale” qualifiait naguère de damnés de la terre.


De l’audace, il en fallait pour mettre des images sur les mots de Florence Aubenas. Emmanuel Carrère n’en a pas manqué en donnant chair aux oubliés et aux sans-grades du port d’Ouistreham, ces femmes de ménage auxquelles leurs employeurs infligent des conditions de travail indignes et, comble de l’humiliation, en subissant des cadences infernales et en se dérobant au regard des autres, comme certains domestiques de l’ancien temps que leurs maîtres traitaient comme des accessoires de décoration escamotables à volonté. En braquant sa caméra sur ces femmes à qui des petits chefs ordonnent « Nettoie et tais-toi », Ouistreham nous confronte à une violence sociale qui se préserve des médias pour ne pas assumer son inhumanité constitutive. Or, c’est précisément l’une des fonctions primordiales du cinéma que de montrer ces images interdites que le “Journal de 20 heures” et certains magazines d’actualité s’honoreraient à diffuser.

Jean-Philippe Guerand








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